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dans cette voie. Ceux de nos voisins qui s’y sont lancés avec le plus d’ardeur, l’Allemagne et l’Italie, n’ont pas lieu de s’en beaucoup réjouir. Pour l’Italie, ç’a été un vrai désastre ; pour l’Allemagne, placée, semble-t-il, dans des conditions exceptionnelles, puisque grâce aux traités encore en vigueur, elle peut exporter à peu près chez tout le monde et que personne ne peut importer chez elle, elle a dû subir une hausse générale du prix de la vie, qui a non-seulement annihilé, mais même dépassé de beaucoup la hausse antérieure des salaires. Les ouvriers s’y trouvent donc, et ils ne le cachent pas, moins heureux qu’auparavant. Cette hausse des produits du sol, il faut de toute nécessité qu’elle se produise, pour que les propriétaires soient contens, car ils ne se plaignent pas d’autre chose sinon que ces produits sont trop bas, — le bétail s’est pourtant vendu l’an dernier plus cher qu’il n’avait fait depuis vingt ans, — que leur prix, selon la formule adoptée, n’est pas « rémunérateur, » et que, de toute évidence, la patrie marche à la banqueroute puisque leurs fermiers ne peuvent plus les payer. Si nous sommes en humeur de chercher des inspirations à l’étranger, nous pourrons considérer un instant la politique douanière très différente de la Suède et de la Norvège, la première protectionniste, la seconde libre-échangiste. Ainsi que je l’ai dit plus haut, la vie est plus chère et les salaires plus bas dans la Suède protégée que dans la Norvège ouverte.

Restent deux énormes territoires : la Russie et les États-Unis. La disproportion de leur surface avec la nôtre suffirait seule à rendre impossible toute comparaison, les prohibitions douanières étant d’autant moins sensibles que le périmètre embrassé par elles est plus vaste, que les frontières sont plus loin. Or, déduction faite de la Sibérie, la Russie d’Europe, jointe à la Pologne et à la Finlande, est encore onze fois plus grande, et les États-Unis sont dix-huit fois plus grands que la France. Ce sont des mondes ; on y trouve, on y récolte de tout. Mais ce n’est pas seulement par les conditions géographiques, c’est surtout par la densité de la population qu’ils diffèrent de nous : 71 habitans par kilomètre carré en France, 14 en Russie, 6 en Amérique. Toutes les fois qu’un très petit nombre d’hommes se trouvent disséminés sur un sol immense, ce sol, et, par suite, les produits de ce sol, sont à très bon marché. C’est le cas de la Russie et aussi celui de l’Amérique, où le pain, la viande, le poisson, le vin même (depuis que la culture de la vigne se développe en Californie), le cuir, le bois, sont à moindre prix qu’en France. En revanche, lorsqu’un pays insuffisamment peuplé tend à devenir un pays industriel, les salaires, par suite de la rareté des bras, y sont très élevés ; c’est le cas des États-Unis.