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s’élèvent et s’abaissent avec elles. Ce n’est pas vrai, nous l’avons dit plus haut ; il n’est guère de sottise plus grande, bien qu’il n’y en ait pas de plus accréditée. Les mouvemens des salaires obéissent à de tout autres causes. Ils ont augmenté, depuis cent ans, moitié plus que les denrées en général ; ils auraient augmenté deux lois plus que le blé en particulier, la grande denrée des pauvres, si le blé n’était pas actuellement, en France, au prix factice de 20 francs l’hectolitre, au lieu du prix normal de 15 francs, qu’il ne dépasse pas en Belgique. Car la taxe de 5 francs, au contraire de ce que nous annonçaient les protectionnistes, pèse bien sur nous de tout son poids.

« D’une façon générale, dit notre ministre à Bruxelles, dans son rapport récemment publié, les denrées alimentaires et tous les objets d’une consommation courante sont à bon marché en Belgique. C’est l’une des causes principales de la vigueur de l’industrie dans ce pays. » L’ouvrier belge, qui paie son pain 0 fr. 27 ou sa viande 1 fr. 40 le kilogramme, et dont le salaire moyen est de 3 fr. 10, est certainement plus riche que l’ouvrier français, dont le salaire est de 3 fr. 20, et qui paie son pain 0 fr. 34 ou sa viande 1 fr. 75. L’erreur de ceux qui vont affirmant que les salaires se proportionnent toujours aux denrées repose sur cette idée que l’ouvrier doit toujours avoir « de quoi vivre, » parce qu’autrement il émigrerait ou mourrait. Qu’est-ce à dire ? Qu’entend-on par ces mots : « De quoi vivre ? » Faut-il les traduire par ceux-ci : « De quoi ne pas mourir ? » Que signifie cette expression : « Le strict nécessaire ? » Quelque « strict » que soit votre « nécessaire, » n’en doutez pas, il en est de plus stricts encore. Il est des abîmes de pauvreté où certaines espèces humaines se perpétuent et sont même prolifiques ; la compressibilité des besoins, chez les gueux, est incroyable, autant que leur extension chez les riches.

On peut presque dire que l’on n’a de besoins que ceux que l’on peut satisfaire, et que l’on a tous les besoins que l’on peut satisfaire. D’un côté, l’obligation du renoncement ; de l’autre, la faculté de la jouissance, créent des habitudes d’économie ou de dépense, habitudes qui, pour affaiblir à la longue la sensation de la misère ou celle de l’aisance, chez les uns et chez les autres, ne les empêchent pas d’ailleurs d’être malheureux ou heureux. Les millionnaires, qui énoncent tranquillement cet axiome que l’ouvrier de la fin du xix° siècle n’est pas plus heureux que celui de la fin du XVIIIe, parce que « le premier a, disent-ils, plus de besoins que l’autre, » ne paraissent pas remarquer que leur bonheur, à eux-mêmes, réside dans la satisfaction permanente d’un grand nombre de besoins, et qu’il en est ainsi des classes moins favorisées, dont