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le facile plaisir d’en démontrer l’absurdité ; qu’il n’a jamais été question d’appliquer la journée de huit heures à l’ensemble des métiers, des besognes et des emplois auxquels s’adonnent aujourd’hui, pendant un temps plus ou moins long chaque jour, tous les Français qui font ce que l’église chrétienne appelle « œuvre servile, » que c’est mal comprendre la pensée des « réglementateurs » du travail, que cette pensée est beaucoup moins ambitieuse, moins folle si l’on veut, et qu’ils ne prétendent entreprendre que ce qu’ils peuvent réussir. Aussi les lois qu’ils projettent n’embrasseront-elles que la grande industrie : usines, mines et fabriques de toute sorte, tous ces lieux où le prolétaire, entassé par masses, est d’autant plus opprimé qu’il est plus nombreux. Ce genre d’établissemens tirent de leur grandeur même une sorte de caractère administratif. Ce sont les seuls que l’État puisse utilement surveiller. L’État sait très bien qu’il ne pourrait pratiquement limiter le travail qui se fait dans l’atelier d’un tailleur ou d’un serrurier, dans la boutique d’un boucher ou d’un coiffeur ; qu’il aurait beau donner à son corps d’inspecteurs l’effectif d’un corps d’armée, il échouerait. S’il pose, en revanche, des bornes à la journée des mineurs, des tisserands, des verriers, c’est seulement qu’ils sont plus à portée de sa main.

Or, ces ouvriers de la grande industrie ne forment, dans la classe des travailleurs, qu’une très faible minorité : trois millions de têtes environ, y compris les femmes et les enfans. De quel droit seraient-ils l’objet d’une faveur si injuste, que celle qu’on voudrait leur faire au détriment des autres salariés ? Ou plutôt quel crime ont-ils commis pour qu’on les gratifie d’un privilège aussi funeste ? Admettons qu’une loi soit votée qui réduise, dans les manufactures, le travail, tant à la journée qu’à la tâche. Pour les tâcherons, le résultat est bien simple : s’ils ne peuvent emporter chez eux la matière à transformer, — ce qui serait difficile à des hercheurs, extrayant la houille au fond de la mine, et en général à tous les métiers manipulant une matière lourde ou encombrante, ou simplement actionnés par un moteur, — ils verront leur paie réduite d’un cinquième ou d’un quart. S’ils travaillent à la journée, à l’heure, leur destinée est encore plus certaine : leurs recettes diminueront dans la même proportion que leur peine. La concurrence de l’ouvrier des autres métiers, qui bûche pendant douze heures, suffira à maintenir entre les salaires des uns et des autres la marge qu’il y aura entre la durée de leurs travaux respectifs. Quant à la production de l’usine, elle diminuera aussi ; par suite, ses produits seront plus chers, mais non pas de 20 ou 25 pour 100, parce qu’on en consommera moins. Aux siècles passés, où le fer