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Les familles riches ou demi-riches, celles qui jouissent d’un revenu supérieur à 7,000 ou 8,000 francs (un cinquantième peut-être des familles françaises) souffriraient médiocrement de cet état de choses, parce que leur budget serait assez élastique pour y faire face, ils réduiraient leur train. Mais la classe ouvrière endurerait de cruelles misères ; tout le poids de cette crise, créée en sa faveur par des législateurs animés à son égard des meilleures intentions, retomberait sur elle. Le gain matériel, obtenu par les inventions multiples de ce siècle extraordinaire, qui a trouvé moyen jusqu’ici d’augmenter les salaires réels de 50 pour 100, tout en diminuant la durée de la journée d’un sixième environ, et cela pendant que la population doublait presque, depuis 1790, ce gain serait pour longtemps perdu. Nous aurions tué notre poule aux œufs d’or.

Ce marasme se prolongerait jusqu’au jour où des inventions futures, tout aussi merveilleuses que les précédentes, auraient permis à l’homme de faire en huit heures ce qu’il fait aujourd’hui en dix ou onze. Ce jour bienheureux luira-t-il jamais ? Rien n’empêche de le supposer. Il est clair que le progrès n’est pas indéfini, qu’en aucun temps, proche ou lointain, la rebelle nature ne se laissera dompter au point que le travail disparaisse et que tous les hommes vivent de leurs rentes. Il n’est pas probable non plus, quoique M. Delahaye, délégué ouvrier français, l’ait annoncé l’année dernière à la conférence internationale de Berlin, que « le moment viendra où la journée de travail sera réduite à deux heures. » Mais il est permis d’entrevoir dans l’avenir des réductions naturelles et insensibles de la journée normale, à 10 heures pour ceux qui travaillent 11 heures, à 9 heures ou même à 8 pour ceux qui aujourd’hui en consacrent 10 à leur besogne. Ce peut être le résultat de découvertes nouvelles, qui exigent moins d’efforts pour une production pareille ou même accrue.

Les socialistes mettent la charrue devant les bœufs : ils pensent qu’en réduisant la journée de travail, ils augmenteront les salaires, tandis que c’est le contraire qui est vrai ; c’est par la hausse des salaires que se réduit d’elle-même la journée de travail. Quand les salaires haussent, il se trouve des ouvriers qui préfèrent continuer à travailler autant, afin de gagner davantage ; mais il s’en trouve d’autres qui se contentent de gagner autant et de travailler moins. Affaire de goût et de point de vue individuel. C’est ainsi que la journée s’est raccourcie depuis cinquante ans, et continuera, espérons-le, à se raccourcir d’elle-même. Mais toute la puissance de l’Etat, maniée par les tyrans les plus déterminés, serait incapable de la réduire législativement d’un quart d’heure, sans ruiner ceux qu’elle prétend enrichir.

On me dira que je bâtis ici des hypothèses absurdes, pour avoir