Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est ce qui est arrivé toutes les fois qu’une affaire de ce genre a bien réussi ; les premiers venus ont passé la main à d’autres en réalisant leurs bénéfices. C’est ce qu’on voyait sous le régime des corporations, où de riches bourgeois étaient investis du titre de M bouchers de la grande boucherie de Paris, » et touchaient les profits de ce monopole qu’ils avaient hérité de leurs pères sans avoir jamais exercé eux-mêmes autrement que par suppléans. Combien de fois aussi de semblables entreprises, ne réussissant qu’à végéter faute de fonds, ne peuvent payer à leurs ouvriers, qui sont en même temps leurs actionnaires, que des dividendes intérieurs au salaire qu’ils recevraient dans une usine appartenant à un patron unique !

Les esprits les plus sensés du parlement, qui ne peuvent se faire d’illusion sur les espérances généreuses et folles qui leur sont soumises, sur l’impossibilité où l’on est de les réaliser et sur le danger qu’il y aurait à essayer même cette réalisation, n’ont pas le courage d’en proposer l’enterrement pur et simple. On commence par jeter en pâture à l’opinion publique la loi sur le travail des enfans et des femmes : « Les raisons économiques, disait dans son discours de rentrée M. l’avocat-général Sarrut, qui influent sur la réduction des heures de travail (développement des procédés mécaniques, accroissement de la production, aggravation des risques et des prédispositions morbides), si graves soient-elles, passent au second plan pour le magistrat, que frappe surtout cette considération morale : un séjour trop prolongé à l’usine, à l’atelier, supprime la vie de famille. »

La vie de famille, c’est évidemment une belle chose, une chose enviable et tout à fait digne d’encouragement, comme la journée de huit heures, non-seulement pour les femmes et les adultes, mais pour les hommes aussi. Toutefois, avant de vivre en famille, il faut vivre, et c’est de quoi le législateur ne s’occupe pas. Ces adultes et ces femmes, qui vont aujourd’hui travailler à l’usine, le font de leur pleine et entière volonté ; personne ne les force de s’y rendre, personne ne les contraint d’y demeurer un certain nombre d’heures plutôt qu’un certain autre. Cela n’a été réglé par aucune loi, cela pourrait cesser demain sans qu’aucune loi s’en mêlât si les salaires augmentaient suffisamment. Dans l’état actuel, chacune de ces familles sait qu’en diminuant son labeur elle diminuera son bien-être, qu’elle se verra privée peut-être d’une portion de son nécessaire, qu’une heure de moins de travail, c’est une livre de pain, que deux heures de moins, c’est une demi-livre de viande qu’il faudra retrancher.

Toute entrave apportée au travail des femmes et des jeunes gens n’est pas autre chose qu’une prime au célibat pour les