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qu’aucune marchandise, semblable à celles qui peuvent être produites par eux, n’ait accès sur notre territoire par terre ou par mer ; ou du moins qu’elle n’y pénètre que grevée d’une taxe qui élève assez son prix pour en dégoûter les acheteurs. Que nos marchands importent des denrées qui ne font aucun tort à notre agriculture nationale, de la vanille, du cacao ou de l’essence de rose, à la bonne heure ! Voilà de quoi remplir patriotiquement les wagons de nos trains de petite vitesse, et les cales de nos navires de 6,000 tonneaux. Mais du bois de charpente, des sacs de grains, des bestiaux ou des futailles pleines, voilà ce qu’il est vraiment criminel d’introduire, parce que cela diminue, ou peut diminuer la valeur des denrées indigènes. Il ne serait pas défendu d’ailleurs d’exporter de semblables produits, même s’ils étaient très chers en France, parce que cela les ferait renchérir encore et ainsi « encouragerait l’agriculture. »

Nos aïeux tenaient du moins la balance plus égale entre le producteur et le consommateur. Il n’était pas rare de voir, sous l’ancien régime, des provinces où l’on interdisait d’importer une pièce de vin, tant que le vin du cru n’avait pas été bu jusqu’à la dernière goutte ; mais d’où l’on défendait aussi d’exporter une pièce du même vin, de peur qu’il n’y en eût pas assez pour les gosiers locaux. Inutile d’ajouter que ces systèmes, qui ont fonctionné cahin-caha pendant des siècles, et qui avaient pour but d’empêcher à la fois les denrées de s’élever de prix ou de s’avilir, n’ont prévenu ni l’une ni l’autre de ces extrémités, qu’au contraire ils ont donné le plus beau développement aux moindres crises. En ces temps ignorans, la liberté était souhaitée par tous les hommes de bon sens comme un bienfait.


II

Mais cette liberté du commerce, commerce du travail humain ou des denrées, décrétée il y a cent ans, et augmentée depuis lors par les lois sur les grèves et les syndicats professionnels, s’il s’agit de travail, ou par des traités libres-échangistes, s’il s’agit de marchandises, cette expérience d’un siècle a-t-elle si mal réussi qu’elle justifie les invectives dont on l’accable ? C’est ce qu’il serait intéressant de voir, avant d’aller plus loin. Deux sortes de gens existent dans le monde : ceux qui travaillent, et ceux qui vivent d’un revenu quelconque sans travailler. Cette dernière classe se subdivise à son tour en deux catégories : les propriétaires fonciers et les propriétaires mobiliers. Des études détaillées, dont j’aurai peut-être l’honneur d’exposer un jour les résultats aux lecteurs de la Revue, nous apprennent que le pouvoir de l’argent