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lumière au milieu des nations. » Et c’est au moment où ce rêve prenait corps et réalité, au moment où la loi, destinée à faire la justice et la paix dans le monde, montait sur le trône de Juda, que des enfans étourdis, des viveurs et des intrigans, des politiciens et des charlatans, jetaient Israël à sa ruine, la double ruine, matérielle et morale ; et, pour le plaisir de jouer le jeu de diplomatie, anéantissaient et la nation temporelle et sa mission universelle et de tous les temps. Si Jérémie se fût fait tuer sur la brèche, ou si, refoulant son désespoir au fond du cœur, se disant qu’il est peu généreux de triompher de son peuple qui périt, il eût assisté en silence à la ruine de Jérusalem, le monde ne serait peut-être pas pire, après tout, qu’il n’est aujourd’hui, mais l’humanité n’entendrait pas planer au-dessus d’elle des paroles qui pourraient encore la sauver et qui ont consolé vingt-six siècles. Ce n’est ni de Babylone, ni même d’Athènes ou de Rome que seraient descendus le Décalogue et le Sermon de la montagne. Jérémie eut l’héroïsme sans pareil de lutter contre la patrie du jour, infidèle à elle-même, au profit d’une patrie future qui n’était pas encore née, qui n’existait encore que dans son cœur et celui de ses quelques disciples. Il eût sans doute préféré, et c’est ce qu’il prêchait sans cesse, une soumission prompte à Babylone, qui, laissant subsister la nation, laissait à la réforme le centre de ralliement du temple et de la tradition politique ; mais puisque les conseils de raison étaient impuissans, que le destin s’accomplît et que l’avenir, plus radical, fût préparé par l’anéantissement de la patrie du jour ! Une autre patrie renaîtra, de l’autre côté du néant.

Dès la première déportation, celle du roi Joiachin, cette conviction était entrée dans Jérémie que le Juda prophétique ne pourrait pousser en terre-sainte qu’après avoir été déraciné. Les premiers déportés ne se faisaient pas à l’idée d’un exil indéfini : ils rêvaient un retour triomphant auprès de leurs frères, et les prophètes patriotes leur parlaient de quelque coup miraculeux du ciel en leur faveur. Deux d’entre eux, Achab et Semaia, furent jetés par Nabuchodnozor dans un four ardent[1]. L’implacable clairvoyance de Jérémie soufflait sur ces généreuses illusions avec plus de succès que les bourreaux du roi. Des lettres de lui circulaient parmi les proscrits, les décourageant de la patrie, les pressant d’accepter l’exil, d’y planter, d’y bâtir, de s’y marier, de s’y multiplier, sans se laisser séduire par les faux prophètes de l’espérance. Au bout de soixante-dix ans, le Seigneur, fidèle à ses promesses, les ramènerait dans la terre natale. Le plan du prophète se déroulait avec une clarté sans pareille : il fallait deux générations, nées et nourries

  1. Point de départ de la légende de Daniel.