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d’interroger Jéhovah, de lui demander quelques-uns de ces miracles dont il était jadis coutumier. Balaam, appelé pour maudire Israël, bénissait ; Jérémie, appelé pour bénir, ne peut plus que maudire. C’est Jéhovah qui viendra lui-même combattre Juda, frapper de la peste hommes et bêtes, livrer à Nabuchodnozor le roi, ses officiers et le peuple, pour les exterminer sans pitié et sans miséricorde. Sédécias le fait venir en secret et lui demande : « As-tu quelque chose à me dire de la part de Jéhovah ? — Oui ; que tu seras livré au roi de Babylone. » Et il récrimine sur les conseils suivis : Où sont-ils, à présent, les prophètes qui l’ont égaré, qui lui prédisaient que le roi de Babel ne reviendrait pas à la charge contre Jérusalem ? Jeté en prison, il continue devant le peuple, qui accourt l’entendre : « Celui qui restera dans cette ville périra par l’épée, la famine et la peste ; celui qui se rendra aux Chaldéens sera sauvé. » Les chefs de l’armée vont demander sa mort au roi, « car il brise les mains des gens de guerre et du peuple à parler ainsi. » On le descend dans une citerne, où il enfonce dans la boue jusqu’à l’aisselle, et quand on l’en retire, on ne peut lui arracher d’autre oracle que ces mots : « la capitulation ou la destruction de Jérusalem. »

Jamais orateur ne mit plus d’éloquence et d’héroïsme à prêcher la défense à outrance que celui-là la capitulation et l’abdication de l’honneur national. Jérémie, jugé par nos lois et nos mœurs modernes, était un traître : il l’était aussi aux yeux des derniers chefs d’armée de Jérusalem. Mais ce qui fait précisément la grandeur inouïe de l’homme, c’est que ce traître à la patrie était le patriote des patriotes. Jérémie n’est point le saint ou le fanatique qui détruit la cité terrestre pour une cité céleste. Bien que le christianisme sorte des prophètes, il n’y a rien de chrétien, en ce sens, dans Jérémie même, pas plus que dans aucun des prophètes. Ce qu’il rêve, comme tous ses prédécesseurs, c’est une patrie terrestre, une patrie nationale, une patrie juive ; avec la capitale nationale, Jérusalem ; avec une dynastie nationale, celle de David, mais avec une loi de justice, de piété, de moralité, celle de Jéhovah. Ces illuminés avaient compris la folie qu’il y avait, pour le petit Juda, de jouer un rôle politique et conquérant au milieu des grandes monarchies militaires d’Asie et d’Afrique. Rouler quelques siècles dans l’ornière sanglante de la force et du hasard, intriguer aujourd’hui avec celui-ci, demain avec celui-là, agir à la façon des autres peuples, manger le voisin, être mangé de lui, Israël n’était point armé pour ce rôle. Ses princes et ses chefs pouvaient en avoir l’appétit, mais il n’avait point les griffes assez puissantes. Et ils rêvaient pour lui un autre rôle, lever, au milieu des peuples, l’étendard de la loi éternelle : « Je vous ai mis comme une