Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les grands sont pires de brutalité et de luxure : « Je les ai rassasiés et ils ont couru à la maison de débauche : ce sont des étalons repus et lascifs ; chacun d’eux hennit après la femme de l’autre[1]. »

Ils croient tout expier avec des holocaustes et des sacrifices. Est-ce des holocaustes et des sacrifices que Dieu a demandés à leurs pères quand il les retirait d’Égypte ? Quand ils sont allés au temple, ils se disent : Nous voilà sauvés ! Est-ce donc à votre gré un repaire de bandits que ce temple auquel j’ai attaché mon nom ? Eh bien ! qu’ils aillent voir à Sillo ce que Jéhovah a fait du sanctuaire d’Israël : il fera de Juda comme il a fait d’Israël, et du temple de Jérusalem comme il a fait du sanctuaire de Sillo.

De jour en jour la rupture s’envenime, la désillusion et la colère s’exaspèrent. C’est en ce moment que Joialdm, fort des encouragemens de la faible Égypte, provoque la formidable Babylone. C’était l’arrêt de mort de Juda. C’est alors que Jérémie commence à sonner le glas final. La plaie de Juda est incurable : il n’est plus de baume en Giléad. Que les mères apprennent à leurs filles les complaintes funèbres, car la mort va monter par les fenêtres, envahir les palais, frapper l’enfance dans la rue, les jeunes gens sur la place publique. La vague et permanente menace de démembrement, de ruine et d’exil que la politique des prophètes suspendait depuis deux siècles sur les crimes et les erreurs de leur peuple, devenait enfin une réalité terrible et toute proche, et c’était le roi aveugle qui de lui-même l’attirait sur sa tête. « Puisque vous n’avez pas écouté mes paroles, voici que j’enrôle toutes les tribus du Nord, et avec elles Nabuchodnozor, roi de Babel, mon serviteur, et je les amène contre ce pays et ses habitans… Et je ferai cesser parmi vous les cris de joie et de réjouissance, la voix du fiancé et de la fiancée, le bruit des meules et la lumière des flambeaux… » Et de jour en jour il va, à la porte du temple et à la porte du palais, annonçant les catastrophes inévitables qu’il voit déjà présentes et qu’il semble appeler de ses vœux parce qu’il les annonce ; en butte aux huées du peuple, qu’il terrifie et exaspère par ses prédictions de malheur, des soldats qu’il indigne, des taux prophètes, en quête d’une popularité facile, qui affolent le peuple par la prédiction de victoires impossibles. Mais Dieu a fait de lui une colonne de fer, un mur d’airain contre Juda, ses rois, ses chefs, ses prêtres et sa plèbe. Par instant, pourtant, il se lasse de la cruauté de son rôle et des outrages qu’il amasse. « Malheur à moi, ô ma mère, de ce que tu m’as enfanté homme de querelle et en guerre avec tous, que tous maudissent ! » Il voudrait se taire, se dérober au cri intérieur, au joug de la mission divine :

  1. Belle définition du théâtre et du roman contemporains.