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règne de Manassé, — plus d’un demi-siècle, — fut à celui d’Ézéchias ce que la restauration des Stuarts avait été au règne des saints de Cromwell et des Puritains. On en avait assez de la morale d’Isaïe et de son école, de ces hommes toujours à tonner contre les gens du monde, au nom d’un Dieu insolent et irrité, et qui voudraient que vous fussiez toujours à vous occuper des misères du prochain quand vous avez bien assez à faire avec vos plaisirs. La réaction emporta le Jéhovah prophétique, sa morale et ses doctrines sociales. Jérusalem redevint le centre hospitalier de tous les dieux de la Syrie qui érigèrent même leurs autels dans le temple de Jéhovah. Manassé fit, dit-on même, passer ses fils par le feu de Moloch : les sorciers, les enchanteurs, les thaumaturges furent tout-puissans à la cour, et l’on s’amusa tout un demi-siècle. Le prophétisme fut réduit au silence ; on n’a pas un prophète du temps de Manassé.

La régence d’un roi enfant avait enlevé le pouvoir aux prophètes ; la régence d’un roi enfant, Josias, le leur rendit (639). Une réaction populaire, dont nous ne voyons que les effets sans pouvoir en suivre l’histoire, et amenée sans doute par les excès de l’ancien régime, ramena vent en poupe les doctrines proscrites. Cette réaction trouva un tout-puissant porte-voix dans la personne d’un prêtre de Benjamin, Jérémie.

Le Jérémie de M. Renan a été une surprise pour beaucoup. Jérémie passe généralement pour le prophète des jérémiades : il doit cette réputation à un petit recueil d’élégies sur la chute de Jérusalem, qui n’est point de lui. Dans ses quarante années de prophétisme, il a prêché, il a agi, il a maudit, il a peu pleuré. Il a pleuré une fois, pour la mort du roi Josias : mais cette mort, qui brisait tous ses rêves d’avenir, ne lui laissa plus de larmes pour aucune des choses du siècle. Avec Jérémie, en effet, le prophétisme prend conscience de l’impossibilité radicale de réaliser avec le présent les réformes qui pourraient sauver la nation : il renonce à la nation présente qui court volontairement et inévitablement à sa ruine, et ne songe plus qu’à préparer la nation future qui sortira de ses débris.

Jérémie était prêtre, c’est le premier prophète-prêtre. Ici pourtant j’oserais ne pas suivre M. Renan, qui voit en Jérémie une forme nouvelle de prophétisme, où le prêtre domine le prophète. « Le caractère religieux, dit-il, devient plus prononcé ; le tribun incline au prêtre. Amos et Osée, à certains momens Isaïe, nous étonnent par leur hardiesse, leur amour du peuple, leur désintéressement à l’égard des questions théologiques et liturgiques. Leur colère nous plaît. Quand ils voient combien le monde est injuste, ils voudraient le briser. Ils raisonnent un peu comme les anarchistes de nos jours : « Si le monde ne peut être amélioré, il