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reconnaissance. « Y eut-il là, en effet, en face du Serbal, un acte religieux, une sorte de consécration du peuple au dieu de la montagne, si bien qu’à partir de ce jour le dieu du Sinaï fut le dieu spécial d’Israël ? Le chef du peuple, Mosé, profita-t-il d’un de ces orages effroyables qui sont fréquens dans le pays pour faire croire à une révélation du dieu-foudre qui résidait sur les hauteurs ? La façon dont la loi fut rattachée au Sinaï, vers le IXe siècle avant Jésus-Christ, eut-elle quelques points d’attache dans les faits réels ? Ou bien, dans les quatre ou cinq cents ans qui suivirent, cette grandiose légende grossit-elle comme la bulle de savon, d’autant plus brillante et plus colorée qu’elle est plus vide[1] ? »

M. Renan laisse la question indécise : habile en effet qui oserait la résoudre dans l’état de nos documens. Et au fond l’intérêt de la question est plutôt dans la date de la naissance que dans le procédé de la conception. Il serait sans doute curieux de savoir si c’est du caillou du Sinaï qu’est sorti l’éclair qui a transfiguré le monde. Mais la grande chose à retenir, et qui reste, c’est que Jéhovah, dieu de la nation, qu’Israël l’ait créé ou adopté, a dû naître et n’a pu naître en Israël que le jour où Israël a commencé à être quelque chose comme une nation. L’heure où il franchit la Mer-Rouge et posa le pied sur la terre libre, cette heure-là, par cela même, au plus profond de la pensée juive, un dieu nouveau était conçu ; et quand la tradition nous montre Jéhovah se révélant à Israël par la bouche de Moïse, elle fait œuvre historique : car la sortie d’Égypte, étant le premier fait national de la vie d’Israël, marque le premier battement du dieu national. Ce dieu nouveau différait peu en soi des autres dieux qu’Israël avait pu et pouvait encore rencontrer dans ses aventures religieuses : il n’était ni plus moral, ni plus doux, ni plus large ; il ne différait d’eux qu’en un point, mais un point essentiel, c’est qu’il avait sauvé Israël.

Jéhovah sommeille pendant quatre ou cinq siècles. Il était là, mais n’était point l’unique, ni en Israël, ni hors d’Israël. Il avait des prêtres, il avait une image invisible qui flottait dans une arche sainte, palladium de la tribu d’Éphraïm. Mais on ne sentait pas sa présence universelle et de tout instant, et l’on adorait d’autres Élohim encore, d’autres images ; on consultait volontiers les dieux des peuples voisins, Phéniciens, Philistins, Moabites. Mais l’anarchie des tribus, qui les livrait sans défense à leurs voisins, commençait à leur peser ; des essais d’unité se faisaient de divers côtés, la nationalité israélite commençait à se constituer. Elle s’établit enfin par la royauté, et ce n’est pas pur hasard que le premier roi soit sacré par Samuel. Cette sombre et auguste apparition de

  1. Histoire du peuple d’Israël., I, 191-192.