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rationalisme, ce compromis médiocre entre la pensée libre et la croyance à l’inspiration verbale.

Mais en retour, et en dépit ou plutôt à raison même de ces lenteurs, les savans allemands ont porté dans leur tâche une patience, un scrupule, un respect religieux, dignes d’admiration. Pas un mot du Livre qui n’ait été tourné et retourné sur toutes les faces, pas une voie qui n’ait été tentée, et ceux qui viennent après eux trouvent le terrain déblayé, tous les matériaux amassés, et le problème des origines bibliques plus près d’une solution durable que le problème des poèmes homériques. Deux hommes, dans les quarante dernières années, ont donné à la science sa forme définitive, Graf et Reuss. Bien que ces deux savans appartiennent tous deux à la tradition allemande, il y a quelque plaisir à rappeler que Graf était d’origine alsacienne et qu’Edouard Reuss, le doyen et le maître des études bibliques, est né à Strasbourg et y a professé cinquante ans durant. Élevé à l’école allemande et ayant écrit presque tous ses ouvrages en allemand, M. Reuss s’est rappelé, après la guerre, qu’il était né Français ; et quand il a voulu résumer le travail de toute sa vie et de trois générations de savans, c’est notre langue qu’il a prise pour écrire son admirable traduction de la Bible, legs touchant de l’Alsace à la France, et doublement précieux comme symbole de reconnaissance pour le passé et comme instrument de régénération scientifique pour l’avenir.

Telle qu’elle est sortie des mains de M. Reuss et de son école, il ne manquait plus à la critique biblique que de se dégager des dernières raideurs du hiératisme théologique et universitaire. Aussi est-il heureux pour elle, autant que pour la France, que la France, après un siècle d’oubli, lui revienne. La science, entrevue et tuée par Voltaire, nous est ramenée, dans un livre qui marquera dans l’évolution religieuse de la France, par l’homme qui a le plus ressemblé à Voltaire et qui en diffère le plus.

L’Histoire du peuple d’Israël est à la fois une œuvre de science et une œuvre d’action philosophique. Ici, comme dans les Origines du christianisme, et plus encore peut-être, l’œuvre de M. Renan, en dépit de la critique banale et superficielle, qui affecte de n’y voir que l’ironie d’un grand désabusé, est la grande œuvre constructive du siècle. Par sa large intelligence, ouverte à toutes les formes de la pensée et de la sympathie humaine, comme par ses origines et son éducation première, M. Renan était prédestiné à faire comprendre à la France et à la partie voltairienne de l’Europe ce qu’il y a de durablement divin dans les dieux de l’humanité. Il faut un peu de scepticisme pour bien comprendre les religions, mais il y faut aussi et autant l’imagination d’un croyant. Pour la première fois, la critique religieuse était abordée dans un esprit de liberté