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sources, M. Thiers imaginait ses droits sur les matières premières. Tout protectionniste qu’il était, il n’allait pas jusqu’à imiter les États-Unis, jusqu’à demander comme eux aux douanes de quoi amortir une dette de 15 milliards : il demandait sous la forme de droits sur les matières premières 150 ou 180 millions, qui ne lui étaient même pas accordés. Il ne laissait pas moins accomplie, en quittant le pouvoir, l’œuvre merveilleuse du rétablissement des finances. Aujourd’hui la France a payé tous les impôts qui lui ont été demandés, tout ce qu’on a voulu, sans marchander. Elle a suffi à tout, à sa libération, à la réorganisation de ses forces, à la réparation de ses désastres, et même depuis, aux prodigalités d’une politique sans prévoyance. Ce qui pouvait paraître une nécessité, il y a vingt ans, ne serait plus désormais que du superflu, un moyen de suffire à de nouvelles dépenses de fantaisie ou à des expériences équivoques. Il n’y a donc aucune urgence financière.

Est-ce l’état même de l’industrie française qui impose la nécessité d’une défense plus énergique, de nouvelles mesures de protection ? Est-ce que par hasard notre industrie a disparu ou tombe en ruine depuis 1860, même depuis vingt ans ? Mais alors que signifie cette prospérité dont on ne cesse de se vanter ? Comment la France a-t-elle pu suffire à tout avec des forces décroissantes, incessamment épuisées ou paralysées par une législation meurtrière ? Par quel miracle compte-t-elle encore parmi les premières puissances, par la solidité de son crédit, par l’étendue de son commerce, par l’éclat de ses arts et de ses industries dans tous les concours du monde ? Il faudrait en finir avec ces contradictions ! Qu’il y ait eu, qu’il y ait encore pour l’industrie comme pour l’agriculture des crises partielles dues, les unes à des fléaux naturels, les autres à des causes multiples, indépendantes du régime douanier, cela se peut ; c’est certainement d’une politique éclairée de chercher les moyens d’atténuer ces crises si on le peut. Encore doit-on tenir compte de tous les intérêts et se garder de tout ce qui peut provoquer de profondes et périlleuses perturbations économiques. Ne voit-on pas en ce moment même ce que produit le droit mis récemment sur les maïs étrangers ? Il frappe de mort violente les distilleries de Bordeaux, de Marseille, une grande industrie perfectionnée qui représente un capital de près de 50 millions et occupait des milliers d’ouvriers, aujourd’hui sans travail. N’est-il pas, de plus, bien facile de prévoir que ce qu’on fera pour favoriser les producteurs, les industriels, sera nécessairement, fatalement payé par les consommateurs, c’est-à-dire par la masse nationale ?

Cette politique de protection, si on n’y prend garde, peut certainement avoir des effets aussi dangereux qu’imprévus à l’intérieur ; mais elle risque d’avoir des résultats plus graves encore peut-être pour les relations du pays. Un des plus singuliers phénomènes est cette espèce de candeur impétueuse et irréfléchie avec laquelle les