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conseil d’état, la magistrature, l’administration ouvraient un vaste champ ; c’était aux natures en quête d’activité physique et d’aventures, disposées au mouvement plutôt qu’à l’étude, à l’agitation plutôt qu’à la réflexion, que l’armée semblait exclusivement réservée. Aujourd’hui, les préventions d’une fraction notable des classes éclairées contre le régime politique ont rejeté dans l’armée beaucoup des élémens où se recrutaient précédemment ces carrières de choix. Hors même de cette fraction spéciale de la société, ces carrières, que les fluctuations politiques et la fréquence des changemens ministériels ont rendues moins stables, ne jouissent plus de la même faveur. Nombre de jeunes gens aussi, que ni leurs traditions ni leurs goûts ne semblaient porter au métier des armes, forcés aujourd’hui d’y passer, préfèrent accomplir leur temps de service plutôt comme officiers que comme simples soldats et entrent aux écoles militaires avec l’arrière-pensée de ne pas prolonger leur carrière, et puis, une fois engagés, y demeurent. Dans un ordre plus élevé, la surexcitation du patriotisme, après le coup de foudre de 1870, et le sentiment général que, dans la guerre à venir, ce sont les destinées mêmes du pays qui se joueront, ont, de toute évidence, déterminé bien des vocations militaires dans des milieux où elles ne se seraient pas déclarées jadis. Enfin, l’extension du service d’état-major, le recrutement relativement nombreux de l’école de guerre, le développement très apparent des études dans l’armée, y attirent des esprits désireux d’occupations intellectuelles que la crainte du seul service matériel, de la routine monotone, en eût autrefois écartés.

Sous ces diverses influences, il est incontestable que la nature du corps d’officiers s’est profondément modifiée et qu’a plus d’un égard, il est, dans son ensemble, supérieur à ceux qui l’ont précédé. Il semblerait que son action dût, par ce fait seul, s’exercer avec plus d’efficacité, qu’on pût retrouver dans les hommes sortis de ses mains l’empreinte de ce progrès et constater que ce qu’il rend au pays vaut mieux que ce qu’il en reçoit.

Or, cela est-il ? Il résulte du moins des renseignemens recueillis avec grand soin sur des points opposés, auprès de gens divisés d’origines et d’opinions, mais également adonnés à l’observation sociale, que, de leur passage dans l’armée, un bien grand nombre de jeunes gens rapportent dans leurs familles un sens moral diminué, le dédain de la vie simple et laborieuse, et, dans l’ordre physique, des habitudes d’intempérance et un sang vicié qu’ils transmettent. Si un tel résultat offrait hier déjà une extrême gravité, qu’en sera-t-il demain, alors que tout le monde, sans exception, passera par l’armée ? C’est là, n’est-ce pas, un douloureux, un terrible problème.