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« Au milieu de ces troubles et de cette anarchie, écrit La Fayette à Washington, le 26 mai 1788, les amis de la liberté se fortifient journellement, ferment l’oreille à toute négociation. Ils disent qu’il leur faut une assemblée nationale ou rien. Telle est, mon cher général, l’amélioration de notre situation. Pour ma part, je suis satisfait de penser qu’avant peu je serai dans une assemblée de représentans de la nation française ou à Mount-Vernon. »

Ce ne fut pas pour Mount-Vernon qu’il partit. Une année ne s’était pas écoulée que les états-généraux étaient convoqués, et La Fayette se rendait en Auvergne comme candidat aux élections. Il était élu député de l’ordre de la noblesse par la sénéchaussée de Riom. Mais ce ne fut pas sans lutte. Des gentilshommes de ses amis lui avaient signifié qu’avec certaines complaisances pour le maintien des abus, il aurait l’unanimité des suffrages. Repoussant toute compromission, La Fayette répondit « qu’il voulait convaincre et non flatter. »

Le tiers lui offrit alors de le choisir comme député. « C’était pour moi une chance de célébrité. » Il refusa néanmoins. — « Quoique l’oppression des nobles me révolte et leur personnalité m’indigne, je ferai mon devoir et serai modéré. » C’est avec ces sentimens de modération qu’il se rendit à Versailles pour assister à l’ouverture des états-généraux. Son ami Washington venait d’accepter la présidence des États-Unis.

Le soir de son arrivée à l’hôtel de Noailles, La Fayette parlait à sa femme de ses projets constitutionnels, de ses espérances en l’avenir: « Savez-vous, lui dit-il, le singulier apologue que me conta, en 1785, le grand Frédéric? Un jour que je soutenais contre lui qu’il n’y aurait jamais en Amérique, ni noblesse, ni royauté, et que je lui exprimais mes vœux avec vivacité : — Monsieur, me dit un moment après le vieux monarque, en fixant sur moi ses yeux pénétrans, j’ai connu un jeune homme qui, après avoir visité des contrées où régnaient la liberté et l’égalité, se mit en tête d’établir tout cela dans son pays. Savez-vous ce qui lui arriva? — Non, sire. — Monsieur, continua le roi en souriant, il fut pendu. — N’est-ce pas que le mot est charmant? Il m’a beaucoup diverti. »

Mme de La Fayette écoutait gravement et ne dut pas rire.


BARDOUX.