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Rien de saisissant comme la rapidité de cette évolution. Dans une ville d’eaux des bords du Rhin, la vieille partie, celle où ne viennent pas les étrangers, est restée exactement telle qu’elle était autrefois. Tout y est demeuré lent, méthodique, simple, familier, d’une probité scrupuleuse. De l’autre côté de la rivière, la ville neuve, la ville des hôtels et du Casino, est devenue une tanière de voleurs. Les habitans y paraissent avoir une aisance dans la supercherie égale à la naïve honnêteté des habitans de la rive opposée. Même phénomène si l’on compare les mœurs des grandes et des petites villes. A peine l’on a fait quelques lieues, et on a la sensation d’entrer dans un monde absolument différent. Je ne puis assez marquer l’intensité, la promptitude déconcertante du changement opéré, changement en vérité si radical qu’il m’a semblé modifier de fond en comble non pas seulement les habitudes morales, mais l’attitude même et les tendances de l’esprit, et chacun des aspects de la vie. J’ai désiré voir, à Leipzig, le pommier fameux dont parle Mme de Staël : on l’a entouré d’une barrière de fer soigneusement close, et, dès que les gendarmes ont le dos tourné, chacun franchit la barrière pour voler des pommes. Encore le propriétaire de cet arbre mémorable n’est-il pas dépouillé par ses concitoyens aussi effrontément que je l’ai été par le cocher qui m’avait conduit, malgré que le tarif officiel imprimé dans sa voiture lui donnât droit déjà à un salaire tout à fait abusif.

La démoralisation de l’Allemagne me paraît ainsi procéder d’une façon épidémique, comme la conversion au socialisme des ouvriers d’une usine. Chaque jour, un pan de l’ancienne probité allemande se détache et tombe, pour être aussitôt remplacé par une disposition morale toute nouvelle. Le manque d’initiative et l’esprit de respectueuse imitation, qui avaient si longtemps sauvegardé les vieilles traditions, contribuent aujourd’hui à l’effrayante vitesse de leur déchéance.

Lorsque l’on commença les fouilles de Pompéi, on découvrit parmi les ruines un certain nombre de citoyens romains qui semblaient dormir. Leurs corps s’étaient maintenus entiers à travers les siècles, préservés du contact destructeur de l’air par la couche de cendres. Mais à peine les eut-on découverts qu’on les vit noircir et s’en aller en poussière : le premier souffle d’air les avait anéantis. C’est de Berlin que va souffler sur l’Allemagne, je le sens, la bouffée d’air meurtrière qui risque de dissoudre d’un seul coup le lent travail des générations.


T. DE WYZEWA.