la tentative à ne pas réussir. En Espagne, — et malgré Cervantes, — la tradition ne s’est pas interrompue. Tout en prenant leur part du mouvement de la renaissance, aucun pays, aucune littérature, n’ont su mieux préserver leur entière originalité. Ils y étaient sans doute aidés par leur situation à l’extrémité de l’Europe, et surtout par les conditions de leur développement historique. Mais il suffit que le fait soit certain. Aussi, toutes les formes du romanesque et du chevaleresque, partout ailleurs contraintes et gênées, plus ou moins asservies à l’imitation du modèle grec et latin, se sont-elles ici librement épanouies. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’au temps où sa décadence commence, l’Espagne a entretenu l’idéal de son âge héroïque. De là, l’originalité de sa littérature : c’est la seule qui se soit vraiment développée d’elle-même, sans interposition de modèle étranger, conformément à son libre génie. De là la nature de son influence : le point d’honneur espagnol a peut-être empêché le naturalisme italien d’envahir les littératures modernes. Et de là, enfin, l’affinité secrète du romantisme avec la littérature espagnole si, dans l’Europe entière, le romantisme se définit et se caractérise en partie par l’effort qu’il a fait pour renouer, par-delà la renaissance, la chaîne de la tradition du moyen âge. Je soumets cette façon d’envisager l’influence de l’Espagne dans la littérature française, — ou européenne même, — à M. Morel-Fatio; et je ne la crois pas, au surplus, très différente ni très éloignée de la sienne.
Si ces observations pouvaient engager ceux de nos lecteurs qui peut-être ne les connaissent pas, à lire les Études sur l’Espagne de M. Morel-Fatio, nous en serions heureux. Nous serions plus heureux encore si M. Morel-Fatio, laissant à d’autres les recherches de l’érudition, voulait bien nous apprendre, sur la littérature espagnole, puisqu’il la connaît comme personne, ce qu’il nous serait si précieux d’en savoir. Nous n’avons qu’une Histoire de la littérature espagnole, et je ne sais comment ni pourquoi, mais elle est la médiocrité même. Enfin et surtout, nous serions heureux, dans l’intérêt même de notre littérature, si la curiosité, sans se détourner pour cela de l’Allemagne ou de l’Angleterre, se dérivait toutefois un peu du côté des Pyrénées ou des Alpes. Nous ne devons que peu de chose à la littérature allemande; nous devons un peu plus à la littérature anglaise, quoique d’ailleurs son influence ne commence de se faire sentir sur la nôtre qu’avec le XVIIIe siècle; mais nous devons beaucoup à la littérature espagnole et à la littérature italienne, et, sans méconnaître ce que nous devons à la seconde, ou plutôt en inclinant même à l’exagérer, je ne sais si la première, l’espagnole, n’a pas encore plus agi, je veux dire plus profondément et plus continûment, sur la nôtre.
F. BRUNETIERE.