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Au-dessus pèsent des ténèbres, une cendre froide, épaisse, où la mer lointaine, empourprée par un soleil invisible, s’enfonce, s’éteint, finit comme une souffrance qui s’absorbe dans le néant.


CEYLAN.


9 novembre.

Hier, entre deux parties de palet, une petite girl anglaise, toute pâle et mutine, a promis un sourire au commandant si nous arrivions ce soir à Colombo, et le commandant va gagner son sourire. A cinq heures, des taches brumeuses sont visibles dans l’Est. Vers six heures, sous un ciel lourd, sous de grands nuages violacés, on aperçoit une terre basse de cocotiers. A mesure qu’on avance, on distingue le peuple des hautes tiges rigides et sveltes, qui, d’un jet oblique, s’élancent dans un épanouissement de palmes. C’est une vaste forêt qui paraît surgir de la mer. A deux milles de la côte, on n’aperçoit pas encore le sol, mais seulement de la verdure sombre. De tous côtés, cette végétation toute-puissante, regorgeante de force et de sève, la grande végétation équatoriale qui jaillit d’une terre trempée par les orages, déploie ses vertes palmes dans l’embrasement de l’air.

Nous n’avons pas encore stoppé, et pourtant la sensation du monde équatorial est déjà très nette. Ce n’est pas la limpidité, le bleu fluide de l’Orient classique. L’eau et le ciel ont ici je ne sais quoi de violent et de surchargé. On devine un pays d’orages et de typhons, un monde situé sur la ceinture du globe, en face d’un hémisphère liquide, une nature accablante où le soleil est presque toujours vertical...

Maintenant, la mer s’assombrit, se couvre de rougeurs, de moires mouvantes. Elles s’effacent, et il reste une sombre lueur violette qui palpite sous le ciel tumultueux. Là-haut, c’est un chaos de lumière et de couleurs ; dans l’Ouest, un vague rayonnement de rose paisible ; à l’Orient, d’énormes nuées roulent, s’entassent, s’écroulent en fantastiques amas de violets, de verts, d’oranges enflammes. Puis, tout devenant livide, des amoncellemens noirs, des amas de gigantesques formes mortes.

Mais l’eau lourde, huileuse, épanche encore une mystérieuse clarté qui tressaille dans l’espace terne. A la surface, un fourmillement d’êtres noirs qui grouillent entre les vagues, sur des pirogues à balanciers, sur des troncs d’arbres creusés qui glissent, se collent aux flancs du navire avec une clameur assourdissante... Et rapidement, en deux minutes, tout cela disparaît dans la nuit, nuit