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forces brutes, la chaleur et la lumière, rien que des choses éternelles dont l’indifférence accable ; nulle vie. Eux-mêmes, les petits poissons volans semblent des flammes qui rebondissent sur la surface irritée, brusquement dardés comme des traits de feu blanc...

Au bout de plusieurs jours, cet éclat universel attriste et le cœur se serre d’une tristesse invincible. Je conçois les nostalgies de nos marins du Nord condamnés à errer par ces immensités splendides. Ici, l’infini n’a plus rien de vague ou de doux; il a perdu ce charme mélancolique qui attire et tente, cette tristesse subtile que l’on savoure en en souffrant. Il écrase, il stupéfie. Volontiers on reste immobile avec la sensation toujours présente d’un poids au cœur : on redoute de remuer. C’est une prostration de tout l’être sentant qui ne peut faire effort pour se relever. Le monde intérieur des souvenirs se met à vivre : il grandit, il emplit l’esprit. C’est une obsession amollissante que l’on n’a pas la force de rejeter, un demi-rêve très simple et pourtant lourd d’émotion. Des figures apparaissent comme dans une vapeur qui se déchire et se referme : des épaisseurs de feuillage jettent une clarté verte, un coin de route mouillée tourne dans l’ombre entre des genêts fleuris, de petits arbres sombres se tordent sur un ciel gris, quelques toits de chaumières luisent, lavés par la pluie. Pourquoi donc aujourd’hui n’ai-je pu chasser la vision d’un coin de cette triste rade de Brest? — Je le vois encore : c’est au-delà du Portzic. Solitude absolue. Des champs nus, des champs navrés d’hiver font des carrés ternes entre de petites haies noires. Le vent vient avec les nuages : ils montent, et, insensiblement, tissent un grand voile pâle sur le ciel. Trois arbres frôlent et froissent leurs grêles ramures. Derrière est le Goulet : que cette eau est froide et grise, tourmentée d’un frisson obscur qui va s’irradiant du point où tremble le morne soleil réfléchi ! Un frisson la tourmente entre les deux côtes qui semblent de fer rouillé. Sur ces falaises, pas un détail, pas un accident dans la couleur. Rien que la dure et âpre silhouette. Sensation profonde de mélancolie amère, non passagère, mais éternelle. Ces pierres, ces ajoncs, cette eau, ce petit vent glacé, il semble que tout cela ait toujours souffert ainsi, durement et patiemment... Longtemps, longtemps l’eau grise frissonne entre les deux murailles de 1er rouillé. Enfin, on remarque une chose étrange : au-dessus de ce rude promontoire de pierre, très haut dans la pâleur du ciel, il y a comme des flaques et des traînées de sang, des clartés rougeâtres, de mystérieuses lueurs immobiles et ternes. Et l’on comprend que ce sont encore les eaux, mais des eaux infiniment éloignées qui semblent hors de notre monde.