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des bruits humains, aux trois mille mètres verticaux qui nous séparent de cette terre sous-marine éternellement opprimée du poids de l’eau noire, à ces fonds inconnus où les choses sont immobiles depuis des milliers de siècles... Mais allez tout à l’arrière et levez la tête au-dessus de la tente : brusquement les promeneurs disparaissent, les valses cessent, la lumière Edison s’éteint. Un vent violent vous frappe au visage et vous surprend. Tout d’abord, vous ne voyez rien que la noirceur du vide : soudain les grands mâts surgissent avec l’entre-croisement des vergues, leurs immenses lignes géométriques, balancées lentement sur les claires étoiles, sur le fourmillement des poussières cosmiques : une rumeur infinie emplit l’obscurité. A vos pieds, sous un bouillonnement noir, des masses phosphorescentes, des globes bleuâtres fuient, et, battus follement par l’hélice, font une large route laiteuse, un grand sillon vague dans les ténèbres. Et l’on se croit seul sur l’énorme chose qui court aveuglément dans l’ombre, perdu dans la nuit entre le mystère de cette eau qui couve une vie lumineuse et le mystère de ce ciel où luisent, en taches blanchâtres, les soleils qui ne sont pas encore formés, — entre ces deux noirceurs accablantes où flottent les ébauches, venues on ne sait d’où, des mondes et de la vie.


7 novembre.

Peu de promeneurs sur le pont, ce matin. Toute la journée, de grands mouvemens de roulis : le navire se couche lentement à bâbord, se relève, se couche à tribord et ses trois mâts décrivent leur oscillation régulière sur le ciel... L’énorme bête, dont on perçoit les sourdes pulsations intérieures, tressaille, exulte de ce mouvement puissant et lent, de ce profond balancement rythmique, de cette course en avant dans la lourde houle bleue qui soulève la mer en larges dômes vitreux, de toute cette agitation qui nous vient du Sud, des grands espaces d’eau qui couvrent tout l’hémisphère austral. Par-delà l’épaisseur des bastingages, c’est un tumulte liquide, un fracas joyeux d’écume splendide croulant dans du bleu, de folle poussière blanche étalée en nappes frémissantes dans un éblouissement de lumière et qui s’enfuit en sillon sinueux avec un grand bruit de soie qu’on déchire.

Tout alentour, le disque de la mer, d’un bleu étonnant, tout brûlant par tribord comme une plaque ardente... Rien que l’eau stérile, enflammée, livrée à la fureur du soleil embrasant, du Seigneur qui, là-haut, dévore le ciel, peuple l’espace de son rayonnement, — rien qu’une splendeur infinie et morne, rien que ces