Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avance plus. Cette mer ne paraît pas naturelle; on la croirait ensorcelée, frappée d’une malédiction ; elle n’a pas la fluidité de l’eau. Quelquefois, on l’aperçoit à travers une fente de la toile qui nous protège de son intolérable éclat. C’est une nappe de verre en fusion, inerte, épaisse, pesante : rien de lugubre comme son flamboiement monotone sous le soleil. Au loin, elle fume : cela fait une moiteur blanchâtre qui tremble, une brume vacillante et vague où l’eau s’enfonce et, à quelques kilomètres, disparaît... Là-bas, derrière l’horizon, on devine de vastes déserts enflammés, des solitudes terribles où rien ne vit.

La nuit, renaît la sensation de fuite et de glissement vers un monde inconnu. Les constellations quittent leur place familière. Tous les soirs, elles ont avancé de quelques degrés vers le nord. La Grande-Ourse plonge à l’horizon septentrional. Voici qu’elle a perdu deux, trois de ses grandes étoiles; voici qu’elle n’est plus visible. A l’avant, les quatre pointes de la Groix-du-Sud surgissent, étincelantes, et, lentement, la grande ceinture de la Voie-Lactée recule.

Couché sur le pont qui, dans la nuit, semble désert, on écoute l’incessant bruissement de l’eau ; les yeux dans le poudroiement des astres, on se sent monter vers l’équateur, avancer sur la convexité du globe, sur la grande surface nocturne tendue dans le vide ténébreux, et, à certaines minutes, on croit saisir la fuite régulière des étoiles, des éternels points de repère perdus à des millions de lieues, au fond de l’inconcevable espace...

... Une heure du matin. — Trente-huit degrés de chaleur, et cette chaleur est toujours humide. Étranges somnolences, coupées de réveils fiévreux où le pullulement des astres apparus tout d’un coup est un effroi. On roule dans un sommeil lourd, dans une nuit épaisse où la cervelle tâtonne confusément parmi des éclairs d’angoisse, des évanouissemens brusques, avec des chutes subites dans du noir, et l’on se débat faiblement contre une torpeur écrasante. Puis une sorte d’exaltation et de fièvre, une lucidité singulière de l’esprit, des souvenirs qui surgissent par files, des pans de la vie apparus tout entiers, et brusquement, autour de soi, l’étonnante nuit tropicale, large et lumineuse, d’un bleu profond d’éther entre les étoiles qui flambent au ras de l’horizon, aussi claires qu’au zénith. Et la mer n’est pas obscure, mais pénétrée d’une lueur profonde, illuminée dans ses fonds par la clarté qu’elle a bue pendant la journée, sa surface tout éclaboussée d’astres réfléchis...

Quatre heures. — Les poussières blanches qui tachaient l’espace sont effacées. Seules, les larges étoiles palpitent d’un éclat devenu