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voué le monde civilisé. Telle est la douloureuse pensée qui se dégage, quoi que l’on pense et que l’on veuille, de l’œuvre élaborée par les trois cours. L’intérêt général de l’Europe la désavoue et la condamne.


X

Quand on a suivi pas à pas M. de Bismarck dans sa longue carrière, on ne peut s’empêcher d’admirer les puissantes et merveilleuses facultés qu’il a mises au service de son roi et de son pays pendant les quinze premières années de son ministère. Il débute à Francfort, et du premier jour son regard sonde l’avenir comme le présent, et il en dégage le programme qu’il a si brillamment rempli. Appelé à diriger la politique de la Prusse, il aborde successivement toutes les questions avec une confiance que n’ébranlent ni la virulente opposition de la chambre élective, ni l’attitude des autres cabinets. Dans l’affaire de Pologne, il séduit la Russie et fait reculer l’Angleterre. Lord Palmerston et lord John Russell, ces deux fiers champions, se dérobent devant son audace. Sans s’attarder aux nébuleuses doctrines des professeurs allemands, aux revendications des prétendans, il résout par les armes, au profit de son maître, l’éternelle question des duchés et il démembre le Danemark, dont la Prusse avait pourtant garanti l’intégrité. Après avoir entraîné l’Autriche dans cette première campagne, il se retourne contre elle, l’isole, la combat et triomphe à Sadowa, grâce à la neutralité de la Russie et de la France, qu’il avait eu l’habileté de s’assurer. Il lui restait un dernier adversaire à vaincre, la France. Il s’y prépare en obtenant le concours des états de l’Allemagne du Sud, pendant que l’état-major forge l’arme du combat. Quand le moment de recourir à l’emploi de la force lui semble venu, il imagine la candidature du prince de Hohenzollern et amène le gouvernement français, aux yeux de l’Europe étonnée, à prendre l’initiative de la guerre. La victoire récompensa sa prévoyante duplicité. Sic itur ad astra. La morale en a gémi, mais il lui a été donné de relever l’antique empire germanique. Sans nul doute, les fautes de ses adversaires lui ont facilité le succès ; lui-même n’en a commis aucune jusqu’au couronnement de son œuvre ; et si à ce moment il fût descendu du pouvoir pour aller, en sage, méditer sur les grandes choses qu’il avait faites, il serait resté non-seulement comparable, mais supérieur, à certains égards, aux hommes qui ont tracé un sillon ineffaçable dans la vie des peuples.

Avoir tout été et ne plus rien être, c’était abdiquer ; héroïque effort que ne comportaient ni son tempérament ni la nature de son