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l’agriculture, tarissant toutes les sources de la prospérité générale. « C’est une autre forme de la guerre, a avoué l’ancien chancelier à son interlocuteur, qui était un Français, la guerre à coups de louis d’or. De quoi vous plaignez-vous ? Plus longtemps que d’autres, votre riche nation est capable de la supporter, et la victoire est à celui qui tiendra le plus longtemps. » En tenant ce langage, le solitaire de Friedrichsruhe n’a-t-il pas confessé les imperfections, disons mieux, les dangers de son œuvre ? Loin du pouvoir, son génie lui a-t-il révélé qu’il a lancé son pays, et l’Europe avec lui, dans une voie sans issue pacifique, ou qui, dans sa propre pensée, aboutit à la ruine, sinon à la guerre ? Les louis d’or s’épuisent en effet ; la patience et la résignation des peuples, comme celles des gouvernemens, ont des limites. Qu’arrivera-t-il quand les sacrifices excéderont les ressources ? Et ce jour viendra fatalement, car l’organisation des masses combattantes, avec leur armement, est aujourd’hui une opération qui relève de la science, dont le propre est de les perfectionner sans cesse. Le fusil, le canon, le vaisseau, les munitions, avec leurs matières explosibles, inventés, fabriqués, construits ou préparés hier à grands frais, sont demain des moyens de destruction insuffisans, et il faut les remplacer par un outillage nouveau pour rester aussi solidement armé que son voisin. C’est une lutte sans trêve et sans fin qui dévore, dans chaque pays, le fruit du travail national au préjudice de toutes les classes de la population. Comment s’étonner, dès lors, si les moins fortunés s’agitent, si les socialistes, malgré des lois draconiennes, arrivent plus nombreux au Reichstag à chaque législature ? L’Allemagne est peut-être, de tous les pays, celui où cette situation provoque les plus vives colères, les plus véhémentes polémiques[1]. M. de Bismarck ne s’est-il pas oublié lui-même, a-t-il eu des accens dignes de lui, d’un homme d’état désireux d’exercer une influence salutaire sur l’opinion publique égarée, quand il disait dans son dernier discours : « On ne fait pas la guerre par haine, autrement la France serait en guerre permanente, non-seulement avec nous, mais aussi avec l’Angleterre et l’Italie, car elle les hait toutes deux. » M. de Bismarck se trompe, la haine n’est pas un sentiment

  1. Il a paru, en Allemagne, au mois d’avril dernier, une publication, ayant pour titre : Videant consules et qui reste attribuée à un général, ancien ministre de la marine. Elle a pour objet de démontrer que la guerre doit nécessairement éclater, et avant longtemps, avec la France, mais surtout avec la Russie, « ce véritable ennemi national qui opprime tout ce qui est allemand, qui détient indûment les provinces baltiques, ces pays conquis à l’influence germanique au prix du sang allemand… ce boulevard de l’Allemagne… où la barbarie russe, avec sa corruption, avec ses fonctionnaires dégénérés, prend la place de l’antique équité et de la civilisation… »