Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répugnait à tout son passé de servir les vues du cabinet de Berlin et de rendre l’Italie l’obligée de l’Allemagne qu’il avait toujours si noblement combattue. Il vit le piège et il l’évita[1]. Cet échec n’était pas pour rebuter une volonté aussi ferme que celle de M. de Bismarck. Il ne se découragea pas en effet. Éconduit par l’Italie, il s’adressa à la France. Que dit-il à nos plénipotentiaires ? Nous l’ignorons, mais on sait que notre résolution d’occuper la régence rencontra l’adhésion et les encouragemens du chancelier. Le traité signé au Bardo souleva, en Italie, la plus vive irritation. Nous nous fussions emparés d’un territoire italien que nous n’aurions pas été l’objet de plus acerbes récriminations. On ne tint compte d’aucune des considérations qui nous faisaient un devoir de prévenir toute contiguïté avec une puissance européenne, sur nos frontières de l’Algérie, qui eût été la source de conflits permanens. Provoquée par la colonie italienne de Tunis, déçue dans ses espérances, atteinte dans ses intérêts, cette agitation fut entretenue et envenimée par les adversaires du cabinet. Cairoli dut résigner le pouvoir et Depretis fut chargé de former un nouveau ministère. Suscitées par M. de Bismarck, les circonstances qui avaient accompagné la chute de l’ancien cabinet et l’avènement du nouveau lui offraient l’occasion et le moyen d’atteindre le but qu’il poursuivait. L’Italie accéda en 1882 au traité de Vienne. La triple alliance était constituée. Ce que le chancelier n’avait pu obtenir en excitant la convoitise des Italiens, il l’obtint en éveillant leur jalousie. Ce ne fut pas toutefois sans soulever de rares, mais d’énergiques protestations. Des officiers brisèrent leur épée ; des voix s’élevèrent au sein du parlement pour dénoncer au pays un accord si contraire à ses intérêts, celle de M. Crispi, notamment, que la grâce d’état n’avait pas encore touché.

Si elle ne constituait pas un acte d’hostilité, l’accession de l’Italie au traité d’alliance n’en était pas moins un acte inspiré par la défiance et manifestement dirigé contre la France. Depretis ne le dissimula pas, mais, voulant en atténuer la portée, il prit et observa une attitude réservée et conciliante. Il mit même quelque empressement à répudier hautement toute pensée de malveillance

  1. Durant le cours des négociations préliminaires qui précédèrent la réunion du congrès de Berlin, le baron de Haymerlé, représentant le cabinet de Vienne à Rome, fut chargé d’offrir à Cairoli de se concerter en vue de permettre à l’Italie et à l’Autriche de s’assurer mutuellement certains avantages, et il fit allusion à la Tunisie. « L’Italie, lui fut-il répondu, entrera au congrès avec les mains libres, voulant en sortir avec les mains nettes. » Cet incident diplomatique prouve bien que l’accord existait déjà entre Vienne et Berlin et que l’on voulait s’assurer le concours de l’Italie au détriment de la France.