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justifier la confiance de son souverain. Ce violent, cet impérieux se convertit ; il se révéla, à Saint-Pétersbourg, un doux charmeur, un rêveur attrayant ; il plut à l’empereur Alexandre. Esprit méditatif et contenu, ce monarque ne pouvait être séduit que lentement, à l’aide d’insinuations patientes : M. de Bismarck y mit le temps et y parvint.

Il avait retrouvé à Saint-Pétersbourg le prince Gortchakof, récemment appelé à diriger la chancellerie de l’empire. Il l’avait connu et étudié à Francfort. Des vues communes, une profonde animosité contre l’Autriche, les avaient rapprochés. L’un ne lui pardonnait. pas la part qu’elle avait prise à l’abaissement de la Russie en Orient ; l’autre méditait déjà de l’expulser de l’Allemagne. L’entente entre eux se trouvait établie par leurs dispositions respectives autant que par les intérêts qui leur étaient confiés. M. de Bismarck la cultiva assidûment. Il savait le chancelier russe pénétré de sa valeur personnelle ; il le flatta, il fit luire à ses yeux la gloire qui s’attacherait à son nom, les brillans services qu’il rendrait à son pays en entreprenant d’effacer la trace de ses récens revers. L’obstacle était à Vienne ; il était dans l’ambition de l’Autriche, qui, redoutant l’influence de la Russie sur le Danube et dans les Balkans, ne cesserait d’employer tous ses efforts pour en entraver l’action. Elle n’avait eu aucun autre but durant la guerre d’Orient, et l’attitude hostile et tracassière de ses représentans au congrès de Paris l’avait surabondamment démontré. Telle était la politique qu’il devait combattre, lui disait-il, et il lui offrait, en toute occasion, le concours de la Prusse.

Variant ses paroles et déployant la même habileté, tantôt auprès du souverain, tantôt auprès du ministre, il parvint à dissiper la défiance que l’ambiguïté de la conduite du cabinet de Berlin et son abstention incorrecte pendant la guerre d’Orient avaient fait naître dans leur esprit. Le roi Guillaume, d’ailleurs, secondait ses efforts en répudiant une politique à laquelle il était resté personnellement étranger et dont il déclinait la responsabilité. Il y employait cette aménité douce et insinuante dont il avait le secret et qui lui a valu de pouvoir exercer sur son neveu, aux heures les plus décisives et les plus solennelles de son règne, une influence qui a été si funeste à la Russie elle-même. Quand M. de Bismarck fut rappelé de Saint-Pétersbourg, au printemps de 1862, sa tâche était remplie : il laissait la cour de Russie dans des dispositions cordiales et bienveillantes dont il se proposait, de concert avec son souverain, de tirer un bon parti à la première occasion.

Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Envoyé de Saint-Pétersbourg à Paris en 1862, M. de Bismarck ne fit en France