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son gouvernement d’aviser. Que lui suggérait ce téméraire ? De s’unir à la France dans une étroite alliance[1].

Quand on se reporte à cette année 1857, quand on se souvient qu’on avait longtemps hésité, à Berlin, avant de reconnaître la restauration de l’empire avec Napoléon, troisième du nom ; que M. de Bismarck lui-même sortait à peine de la sainte phalange des plus purs féodaux, dont il avait partagé toutes les erreurs, on est surpris de la hardiesse et de la nouveauté de la conception. Aussi blessa-t-elle profondément la cour de Sans-Souci. Blâmé par le général de Gerlach, le confident et le conseiller intime de Frédéric-Guillaume IV, M. de Bismarck se réserva pour le nouveau règne.

On sait avec quels desseins Guillaume Ier est monté sur le trône. « Avant d’entreprendre une guerre au sud ou à l’est du royaume, avait écrit le grand Frédéric, tout prince prussien doit, à tout prix, s’assurer la neutralité de la Russie, s’il ne peut obtenir son appui. » Le futur empereur se souvint de la recommandation de son glorieux ancêtre, et, peu après son avènement, il confia à M. de Bismarck le soin de l’aider à remplir ce premier point de son programme. Appréciant, à toute sa valeur, le dévoûment de ce serviteur méconnu, le mérite de ce diplomate batailleur et décrié, il en fit son ambassadeur auprès de l’empereur Alexandre.

Du caractère de M. de Bismarck, on ne connaissait alors qu’un trait, le plus saillant, celui qui l’a mis en relief dès son entrée dans la vie publique : une activité rapide, frondeuse, qui ne dissimulait ni son but, ni les moyens de l’atteindre dont il avait donné le spectacle retentissant soit à Berlin, soit à Francfort. L’ardeur de sa constante effusion, l’outrance de son langage, ne semblaient pas l’avoir désigné pour une mission délicate qui exigeait, avant tout, la mesure, la discrétion, la souplesse dans la parole autant que dans les actes et dans la tenue, toutes les aptitudes, en somme, dont M. de Bismarck paraissait dépourvu. Il sut néanmoins

  1. Dans deux rapports des mois de mai et de juin 1857, dont les conclusions sont longuement motivées. « La Russie se rapproche visiblement de la France, écrivait-il, il faut la prévenir. En arrivant tardivement dans cette entente, la Prusse n’y occupera plus qu’un rang secondaire. » Mais s’unir à la France, n’est-ce pas pactiser avec la révolution ? M. de Bismarck prévoit l’objection et y répond résolument. « Si les Bonaparte, dit-il, sont sortis de la révolution, ils l’ont domptée… La maison de Bourbon, même sans Philippe-Égalité, a plus fait pour la révolution que les Bonaparte. » Et invoquant tous les intérêts, tous les précédens qui autorisaient la Prusse à oublier le passé, à ne songer qu’à l’avenir ; à la chemise, ajoute-t-il, est plus près que le pourpoint, » et il est urgent, si on a quelque ambition, de s’entendre avec Paris pour s’assurer une place convenable dans une alliance franco-russe, et des garanties contre la domination de l’Autriche. (Lettres politiques de M. de Bismarck, p. 279 et suiv. ; Ollendorf, éditeur.)