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chrétienne, la diminution progressive de l’idée de patrie, tels ont été les deux signes caractéristiques de l’âge qui va de 1700 à 1790. » Il a eu l’horreur de l’autorité spirituelle ou matérielle ; il a détesté toute hiérarchie et fait fi de la tradition ; il a été cosmopolite, et indifférent à l’endroit de la grandeur du pays ; « il a été antifrançais comme il a été antichrétien, et par là même, il a vu un notable abaissement du sens moral, qui ne pouvait guère aller sans un certain abaissement de l’esprit littéraire et de l’esprit philosophique. » A entendre l’historien critique du XVIIIe siècle, ne croirait-on pas entendre l’antisémitisme protestant, catholique ou orthodoxe, dénonçant l’esprit juif, la presse sémitique, la judaïsation des sociétés ? N’est-ce pas là, en quelques mots, nos principaux griefs moraux, religieux, politiques contre le juif et le judaïsme ?

Et ce n’est pas simple coïncidence. L’esprit de négation, l’esprit de révolte ou de scepticisme, que nous nous plaisons à attribuer aux juifs, le juif peut en être imbu, il peut s’en faire le propagateur, il n’en est pas l’inspirateur. Il l’a reçu de nous, de nos pères de sang « aryen » et d’éducation catholique ou protestante. La torche qu’on l’accuse de promener dans le monde chrétien, le juif ne l’a pas allumée, il l’a prise de mains chrétiennes.

Ni notre XVIIIe siècle, ni notre Révolution française, n’ont été le produit du judaïsme. Le juif a le droit d’exalter la Révolution ; nul ne saurait s’étonner qu’il lui dise : « Hosannah ! » N’est-ce pas elle qui l’a délivré et tiré de la servitude d’Egypte ? Il lui est permis d’y voir la main vieillie de Jéhovah, et d’y vénérer « le divin en action. » Que dans les transports de son lyrique enthousiasme, le juif reconnaissant égale, avec M. J. Darmsteter, « la Montagne révolutionnaire au Horeb ; » qu’il admire dans « Moïse un conventionnel parlant du sommet de la Montagne ; » qu’il déclare que « la révélation a parlé le même langage sur la crête du Sinaï et dans les salons du XVIIIe siècle[1], » je ne m’en scandalise point, quoi qu’en puisse penser la synagogue. Libre au juif de croire « que ce qui triomphe par Voltaire, c’est la Bible criblée d’épigrammes par Voltaire. » Libre à lui surtout de reconnaître dans la Révolution l’accomplissement des antiques prophéties d’Israël. A cela, je ne contredis point ; mais parce que, du Moriah ou du Carmel, un Isaïe a vu surgir au loin, dans la brume des siècles, une ère de fraternité universelle, cela ne fait pas qu’Israël ait été le principal ouvrier de la réalisation, hélas ! encore bien incomplète, des mystérieuses visions de ses voyans. Il se peut, comme on nous l’affirme, que le langage de Jérusalem soit celui de l’Europe moderne ; mais quand « le Credo du monde

  1. M. James Darmsteter : Joseph Salvador, p. 52 ; cf. p. 28, 29.