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Allemagne évangélique, Russie orthodoxe, France ou Autriche catholique, le juif est partout dénoncé comme le plus zélé démolisseur de ce qu’on se plaît à nommer l’état chrétien et la culture chrétienne. En s’attaquant aux juifs et au judaïsme, chrétiens de toute confession prétendent, avec le pasteur Stoecker, ne prendre l’offensive que pour se défendre. Il est des hommes qui s’ingénient à découvrir partout dans l’histoire des ressorts cachés, qui croient aux longs desseins mystérieusement suivis à travers les siècles ; ceux-là vont jusqu’à se représenter « les princes de Juda » comme les éternels instigateurs de la guerre séculaire faite au Christ, à l’Église et à l’esprit chrétien[1]. Pour eux, l’ancien peuple de Dieu, en révolte contre son Messie, est devenu l’ennemi de la cité de Dieu, dont il sape sourdement les fondemens, et sur les ruines de laquelle il compte asseoir la domination d’Israël. Les juifs sont les initiateurs, les apôtres et les bailleurs de fonds de la grande « anticroisade » menée dans le monde moderne contre les traditions et les institutions chrétiennes. De cette manière, l’antisémitisme est, en quelque sorte, la contre-partie de l’anticléricalisme ; c’est une autre forme de Kulturkampf, un Kulturkampf retourné contre les adversaires, secrets ou avoués, de la culture chrétienne.

Tel est bien, en effet, un des facteurs de l’antisémitisme. On le reconnaît au pays et à l’époque où il a fait son apparition. Ce n’est point par hasard qu’il est né dans l’Allemagne du prince Bismarck, au plus fort du conflit du nouvel empire et de la hiérarchie catholique. Pendant que la presse libérale allemande, conduite, en partie, par des juifs, donnait l’assaut à l’Église, les assiégés, ayant cherché le point faible des lignes d’investissement, firent une sortie dans la direction de la synagogue, là où campaient les troupes commandées par le juif Lasker. C’était de bonne guerre ; pareille diversion était suggérée par la composition des deux armées. Aussi tend-elle à devenir une des manœuvres classiques des modernes campagnes anticléricales. Le juif, qui semblait en devoir être le bénéficiaire, risque ainsi d’être la victime de la guerre au christianisme. L’événement montre que ce n’est pas toujours, pour lui, un jeu sans péril de soulever des luttes confessionnelles, ou de s’y mêler. L’imprudent ! il n’a guère que des horions à y gagner. Les traits lancés par lui, ou par les siens, contre « les cléricaux » menacent de se retourner contre Israël. Il n’est pas bon, pour le juif, qu’on se demande quels yeux peuvent être offusqués de l’ombre inoffensive de la croix, et quelles mains ont intérêt à

  1. Voyez, par exemple, les Juifs nos maîtres, par Chabaudy ; Paris, 1882.