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Saratof notamment, sous l’empereur Nicolas et sous l’empereur Alexandre II. A certaine époque, elles étaient si fréquentes, et le mal-fondé de la plainte était si bien établi, que l’administration impériale avait défendu d’y donner suite. Il faut dire que, en Russie, l’accusation semblait d’autant plus naturelle qu’une ou deux sectes russes ont, sans plus de raison peut-être, été soupçonnées de pratiques analogues à celles reprochées aux juifs[1].

Dans toutes ces causes de meurtre rituel, l’accusation repose, d’ordinaire, sur la légende. « Qui donc, si ce n’est les juifs, pouvait avoir besoin de tuer cette jeune fille ? » demandait un témoin du procès de Koutaïs, en 1880. Tel est le raisonnement des foules, au pied du Caucase, non moins que dans la Puszta hongroise. Les enquêtes médicales ou judiciaires ne peuvent les détromper. C’est en vain qu’en Russie, comme en Hongrie, comme partout où il y a eu procès régulier, devant un tribunal chrétien ou musulman, force a bien été aux magistrats, les moins bien disposés envers Israël, de reconnaître l’innocence des juifs. Cette innocence, la passion obstinée des antisémites ne veut pas l’admettre ; ils préfèrent soupçonner les juges chrétiens de se laisser corrompre par l’or d’Israël. Peu leur importe que l’inique accusation ait été réfutée dans tous les pays et en toutes les langues[2]. Le plus curieux, c’est que parmi les savans qui en ont démontré l’inanité, il s’est rencontré un pape, et non l’un des moindres pour la science ou l’esprit critique[3]. Déjà, en plein moyen âge, les papes Grégoire IX et

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III, la Religion, liv. III, chap. IX.
  2. On peut citer, en russe, M. D. A. Chwolson, professeur à l’Université de Saint-Pétersbourg : O nékotorykh srednevekovykh obvineniakh protif Evréef ; Saint-Pétersbourg, 1880, 2e édit., et M. Jér. Lioutostanski : Vopros ob oupotréblénii Evreiami sectatorami kristiansk. krovi, etc. ; Moscou, 1876 ; — en allemand, Jos. Kopp : Zur Judenfrage ; Leipzig, 1886, IIIe partie ; — en italien, Corredo Giudetti : Pro Judœis : Riflessioni e documenti ; Turin, 1884 ; — en anglais, le Nineteenth Century, novembre 1883, etc.
  3. Le pape Clément XIV, Ganganelli, alors consulteur du saint-office romain. Les juifs de Iampol, en Pologne, avaient été accusés, en 1756, d’avoir assassiné un chrétien pour employer son sang à la confection de leurs pains azymes. Dans leur détresse, ils ne craignirent pas d’invoquer l’intervention du saint-siège. L’étude de la question fut confiée par le pape Benoit XIV à Ganganelli. Le savant franciscain rédigea un long rapport dans lequel il conclut à l’inanité de l’accusation portée contre les juifs, après avoir examiné un à un les principaux cas de meurtre rituel, reprochés aux israélites depuis des siècles. Ces conclusions furent adoptées par la curie romaine, qui chargea le nonce du pape à Varsovie de protéger les juifs contre pareille calomnie. Le mémoire de Ganganelli, dont une copie a été retrouvée dans les archives de la communauté israélite de Rome, a été publié, en allemand, par le docteur Berliner, sous le titre de Gutachten Ganganelli’s (Clemens XIV) in Angelegenheit der Blutbeschuldigung der Juden ; Berlin, 1888 ; — et en italien, par M. Isidore Loeb : Revue des études juives ; Paris, avril-juin 1889.