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frères ? Pour apprécier les maximes et la conduite des juifs vis-à-vis des goïm, il serait peu équitable d’oublier les procédés des chrétiens à l’égard des juifs.

Notre morale chrétienne ne distingue point entre le chrétien et l’infidèle[1]. Pouvons-nous dire, pour cela, que nous ayons toujours traité les juifs comme notre prochain ? Les chrétiens ne se sont-ils jamais permis contre les juifs ce qu’ils se seraient interdit à l’égard de chrétiens ? Cette charité chrétienne qu’un saint François étendait à « nos frères, » les animaux des bois et les oiseaux du ciel, nos pères l’ont-ils témoignée au juif ? Si ce dernier a parfois comparé les goïm à des animaux impurs, le chrétien est-il demeuré en reste avec « ces chiens de juifs ? » En France et dans presque toute l’Europe, il n’y a guère qu’un siècle, les juifs, à l’entrée des villes, étaient assujettis aux mêmes droits que le bétail[2]. Et c’était chose naturelle, vu l’estime où les tenaient nos pères. Durant des centaines d’années, notre fraternité chrétienne pour les juifs ne s’est guère manifestée que par le pillage, par la rouelle jaune, par les grilles des ghettos et les bûchers des autodafés. Combien, en les molestant, ont cru faire œuvre pie ! Combien, en niant la dette due au juif, ont cru, en conscience que frauder le juif n’était pas manquer au prochain ! Faut-il rappeler l’affaire des fausses quittances d’Alsace qui fit tant de bruit à la veille de la Révolution[3] ? On a souvent accusé les rabbins, contrairement à la loi d’Israël, d’enseigner que les juifs n’étaient pas liés par leur serment envers les goïm. Le même reproche n’a-t-il pas été adressé aux catholiques par rapport aux hérétiques ? Si aucun chrétien, à ma connaissance, n’a enseigné pareille doctrine à l’égard des juifs, que de chrétiens se sont fait peu de scrupules de mentir contre le juif ! Encore aujourd’hui, en Hongrie, en Pologne, en Russie, en Roumanie, quand un juif comparaît devant la justice, le juge est souvent contraint d’avertir les témoins chrétiens qu’ils sont tenus de dire la vérité, même si la vérité est favorable au juif. Ainsi, par exemple, à Tisza-Eszlar, en 1883.

  1. L’exclusivisme national ou religieux reproché à l’Ancien-Testament, l’Évangile, cependant, pour qui veut y regarder de près, n’en est pas toujours absolument dégagé. Il s’y rencontre des paroles comme celles-ci : Non est bonum sumere panem filiorum et mittere canibus (Math., XV, 26 ; Marc, VII, 27). Et cette parole d’inspiration judaïque, dite au profit des juifs, a plus d’une fois, au moyen âge, été retournée contre eux.
  2. Ce droit de péage ou leibzoll n’a été aboli que par Louis XVI. Voyez, par exemple, M. l’abbé Jos. Lémann : l’Entrée des Israélites dans la société française, 1886, chap. Ier.
  3. Voyez Graetz : Geschichte der Juden, t. XI, ch. II. — Jos. Lémann : ibid., liv. I, ch. II.