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Ce sont les Grecs d’Antiochus, les Romains de Titus et d’Adrien, les mages des rois Sassanides. Israël, persécuté dans sa nationalité et sa religion, se raidissait contre les ennemis qui menaçaient de l’exterminer. Nombre des sentences tant reprochées au Talmud sont moins des règles de conduite ou des préceptes de morale que des cris de guerre contre les destructeurs du temple et les oppresseurs de Juda[1]. Il faut toujours avoir présent que le Talmud de Babylone a été composé entre la chute de Juda et les persécutions des Juifs par le fanatisme des mages. Ses goïm sont bien moins des chrétiens que des païens romains ou perses. Quand Simon ben Johaï s’écrie : « Le meilleur des goïm[2], tue-le ; le meilleur des serpens, écrase-lui la tête, » les goïm que désigne le rabbi sont les Romains d’Adrien, les profanateurs de la ville sainte, dont ses yeux ont vu les cruautés ; en appelant sur eux la mort, il est dans le cas de légitime défense : il ne fait que leur appliquer la loi du talion. Certes, de pareils mots ont une âpreté sémitique. Ce n’est pas de tels vœux que faisaient, pour leurs bourreaux, les confesseurs du Christ, saint Polycarpe devant le proconsul de Smyrne, ou la vierge Blandine dans le cirque de Lyon. Mais le vieil évoque et la jeune esclave étaient chrétiens, et nous gardons le droit de croire à la supériorité du christianisme. Entre le martyr chrétien et le réfractaire juif du Ier ou du IIe siècle, il y avait, il est vrai, une différence : le chrétien ne songeait qu’à son Dieu, le juif pensait à son peuple non moins qu’à sa religion. Ce qui parlait en lui, c’était autant la patrie détruite que la foi outragée ; et si la foi peut pardonner, le pardon n’est pas toujours permis au patriote.

Il se trouve, du reste, dans le fatras du Talmud, des passages où le juif n’est guère traité avec plus de douceur que le goï. C’est ainsi que rabbi Johannan a dit : « Un homme du peuple juif, déchire-le comme un poisson. » Il y a, dans le Talmud, nombre d’exagérations de cette sorte qu’il serait ridicule de prendre à la lettre. Que des juifs du moyen âge, tenus en servage par les princes et pillés par le peuple, aient appliqué à leurs persécuteurs chrétiens les imprécations du Talmud contre les oppresseurs païens d’Israël, comment s’en scandaliser ? De qui auraient-ils appris à les traiter en

  1. Voyez la Revue des études juives, I, 1880, p. 256-259. — Isidore Loeb : la Controverse sur le Talmud sous saint Louis.
  2. Le texte édité par M. Berliner (Raschii in Pentateuchum commentarius ; Berlin, 1866) porte : « Le meilleur des Égyptiens. » C’est à propos de l’Exode et du passage de la Mer-Rouge, en effet, que le rabbi prononce ces paroles. Dans le traité des Soferim (XV, 10). R. Simon B. Johaï dit : « Le meilleur des goïm, en temps de guerre, on peut le tuer. » — Voyez Isidore Loeb : la Controverse sur le Talmud sous saint Louis.