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la question pédantesquement appelée sémitique a surgi devant des générations qui se seraient crues étrangères à pareilles disputes.

En Occident, comme en Orient, la question a plusieurs faces. On peut l’envisager sous trois aspects principaux, dont l’importance relative varie suivant les diverses contrées et les différentes époques. C’est, à la fois, une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale. La complexité en fait l’acuité. Entre le juif et le chrétien, entre « le sémite et l’aryen, » se dressent, ensemble ou tour à tour, l’intolérance religieuse, l’exclusivisme national, la concurrence mercantile, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus propre à diviser et à passionner les hommes. L’antisémitisme est, en même temps, une querelle d’églises, un conflit de races, une lutte de classes. Il a sur les peuples trois prises diverses. De cette façon, s’explique son apparition simultanée en des pays si divers, à la fin du siècle de Pasteur et de Renan.

L’antisémitisme n’est pas uniquement un phénomène de rétrogradation, un fait d’atavisme. Si c’est un revenant d’un autre âge, il n’a pas eu de peine à s’équiper à la moderne. Tout en lui n’est pas ancien et suranné. Il est de son temps, il connaît le jargon du jour, il a passé par les universités allemandes, étudié Darwin et servi sous Bismarck ; il a quelque idée de Malthus et des économistes, surtout des « socialistes de la chaire ; » il se plaît à invoquer « les lois de l’histoire, » il sait au besoin citer les auteurs à la mode et ne dédaigne point, à l’occasion, de faire le pédant. L’ébréophobie, chez lui, n’est pas seulement un rôle, une attitude ; il est de bonne loi. Il croit, tout le premier, au péril qu’il signale. C’est que, il faut bien le dire, la haine contre les juifs a trouvé des alimens nouveaux dans les idées nouvelles. Politiques, scientifiques, économiques, nos modernes théories lui ont fourni des armes qu’on n’aurait pas crues faites à son usage. Il s’est trouvé que l’émancipation des juifs, accomplie par la révolution, était indirectement menacée par les luttes et les passions issues de la révolution. De quoi a été rempli le XIXe siècle, si ce n’est des luttes religieuses, des luttes nationales, des luttes économiques ? Autant de côtés par où l’antisémitisme se rattache intimement à l’histoire de notre temps. Et, comme ce triple conflit de croyances, de races, de classes ne semble pas encore près de s’apaiser, on peut prévoir que l’antisémitisme survivra, lui aussi, au XIXe siècle, peut-être bien même au XXe siècle. Certains diraient qu’il durera autant que le juif. En tout cas, il vaut une étude à cette place, moins pour lui-même, peut-être, que pour les questions qu’il soulève en chemin, car il touche à beaucoup, et aux plus graves. Aussi l’examinerons-nous, successivement, sous ses trois aspects principaux, prenant le juif