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médité profondément les maximes et les exercices d’Ignace de Loyola, qu’il n’ait appris de ce grand maître que, pour changer les âmes, il faut agir sur la machine, que les habitudes et les obéissances qui ne raisonnent pas sont le secret des conversions durables.

Mais les jésuites, quelque mal ou quelque bien qu’on en pense, ont toujours été de savans instituteurs qui s’appliquaient à cultiver les esprits ; ils accommodent à leur goût les sciences et la littérature, ils ne les ont jamais méprisées, et le salutisme se glorifie d’être une religion d’illettrés. Le christianisme dépouillé de toute théologie et réduit à ce précepte : « Repens-toi aujourd’hui une fois pour toutes, et demain tu seras si heureux que tu sentiras le besoin de raconter ta joie à toute la terre, » — voilà la doctrine, et la pratique consiste à exciter les pécheurs à la repentance par des méthodes un peu grossières. Si elles l’étaient moins, seraient-elles aussi efficaces ? Qui veut agir sur les foules ne doit pas viser haut. M. Booth, à qui l’histoire de Gédéon est si connue, avait lu aussi dans un autre chapitre de ce même Livre des juges que les arbres, s’étant avisés un jour de se donner un roi, s’adressèrent successivement à l’olivier, au figuier et à la vigne, mais que l’olivier refusa de quitter son huile, le figuier de renoncer à sa douceur et à ses fruits et la vigne à son vin, qui réjouit le cœur des dieux et des hommes. La couronne fut offerte au buisson, qui l’accepta sans se faire prier : « Venez, dit-il, vous réfugier sous mon ombrage ; sinon, un feu sortira de l’épine et dévorera les cèdres du Liban. » La moralité de cet apologue est que les âmes qui mettent leur honneur à produire des fruits savoureux sont moins dévorées que d’autres de la passion de régner, et que, dans certaines entreprises » les ambitions nobles sont un obstacle.

On s’est demandé si M. Booth avait écrit lui-même son livre ou s’il l’avait fait composer sous son inspiration, par quelque habile secrétaire. Je ne doute pas qu’il n’en soit le véritable auteur ; mais il y a en lui deux hommes, et chacun, à son tour, a tenu la plume ; je veux dire que M. Booth a eu pour collaborateur le général de l’Armée du salut, et je le regrette. Tout ce qu’il y a de bon dans son livre, j’en fais honneur à M. William Booth ; tout ce qui s’y trouve d’absurde ou de puéril, je l’attribue au général.

C’est M. Booth, j’en suis certain, qui a écrit des pages excellentes sur l’esprit d’utopie et sur ses fâcheuses conséquences. Il n’a pas de répugnance pour les visionnaires quand leurs intentions sont bonnes ; mais il estime qu’on ne nourrit pas les affamés, qu’on n’habille pas les déguenillés avec des utopies. « Je suis un homme pratique, nous dit-il, et c’est des nécessités présentes que je m’occupe. Je n’ai point d’idées préconçues, je me crois libre de tout préjugé ; mais une utopie n’est rien pour moi, tant qu’elle perche sur les nuages. Vous m’offrez