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la confiance. M. Booth aurait mieux fait de prodiguer moins les exclamations et les images, d’argumenter avec plus de sang-froid, de rigueur. Il aurait mieux fait aussi de ne pas mettre en tête de son livre une chromolithographie où l’on voit des naufragés sans nombre secourus et recueillis par les soldats et les officiers de l’Armée du salut. Est-il donc si sûr de pouvoir sauver tout le monde et d’être aussi fidèle que magnifique dans ses promesses ?

Mais son éloquence a produit tout l’effet qu’il en attendait. Il s’était comparé, dans son dernier chapitre, à Gédéon demandant à Jéhovah de lui prouver par un signe manifeste que sa bénédiction était sur lui. « Voici, je vais déposer une toison de laine dans l’aire ; si la toison se couvre de rosée et que, tout autour, le terrain reste sec, je connaîtrai que tu entends délivrer Israël par ma main. » Ainsi fut fait ; le jour suivant, il se leva de bonne heure, pressa la toison et en fit sortir assez d’eau pour remplir une coupe. M. William Booth avait besoin de cent mille livres sterling pour couvrir les premiers frais de sa grande entreprise, et il s’était dit : « Si je les obtiens, le ciel aura parlé, ce sera la rosée sur ma toison ! »

Il ajoutait : « Ce n’est pas dans un esprit d’arrogance que je demande ce signe, c’est par nécessité. Moïse n’aurait pu conduire les enfans d’Israël et leur faire traverser la mer à pieds secs, si les vagues ne s’étaient divisées. Le signe que je demande est tout pareil. Assurément l’argent n’est pas tout, ce n’est pas même la chose principale. Le roi Midas, avec tous ses millions, ne pourrait accomplir mon œuvre, pas plus qu’il n’aurait pu gagner la bataille de Waterloo ou défendre le défilé des Thermopyles. Mais les millions du roi Midas sont capables de faire de grandes choses, s’ils sont mis au service du bien sous la direction de la sagesse divine et de la charité chrétienne. » Le miracle s’est accompli ; en peu de semaines, cent mille livres ont été versées dans les mains de M. Booth. La rosée est tombée sur sa toison, et l’aire qui l’entourait est restée sèche. Je veux dire que, pour lui donner beaucoup, on a beaucoup retranché sur les dons qu’on avait coutume de faire à d’autres œuvres fort utiles et plus modestes que la sienne, qu’elles ont vu tarir cette année les libéralités dont elles vivaient. C’est le mauvais côté de son succès, et il est naturel que les gens qu’on a dévêtus pour l’habiller lui en gardent quelque rancune.

Il aurait reçu davantage encore si, après un premier entraînement, la réflexion n’avait attiédi le zèle des souscripteurs. On a cru reconnaître que, si nobles que fussent ses intentions, elles étaient gâtées par de secrets intérêts, par des calculs de sectaire, qu’il y avait dans ses plans un singulier mélange de raison et de chimères, de vérités et d’illusions, que l’ivraie y faisait tort au bon grain. Tel a été le sentiment de la plupart des philanthropes anglais et de beaucoup de