même que l’histoire de notre vie ne se compose pas, même pour nous, de la totalité des jours que nous avons vécus, mais seulement du petit nombre d’heures, tristes ou lumineuses, que le temps ne nous a pas ravies comme à mesure qu’il nous les accordait ; ainsi, l’histoire d’une littérature ou d’un genre ne se compose pas de tous les efforts qu’une génération a tentés pour se sauver du néant, mais seulement de ceux qui ont réussi. Tels sont bien les romans de Feuillet. Peut-être écrira-t-on l’histoire du théâtre contemporain sans trouver l’occasion de nommer ni Montjoie, ni Dalila, ni le Sphinx. On n’écrira pas celle du roman, on ne pourra pas l’écrire, si même on le voulait, sans y faire une place au Roman d’un jeune homme pauvre, — qu’il est pourtant vrai que je n’aime guère, — et une plus grande encore à Sibylle, à Monsieur de Camors, à Julia de Trécœur, au Journal d’une femme, à la Morte. Elle aurait sans eux quelque chose d’obscur, d’incomplet, et de mutilé.
C’est qu’en effet, s’il y a des romans que l’on puisse appeler idéalistes, ce sont ceux de Feuillet. Ils le sont à tous égards, de toutes les manières, dans tous les sens du mot, comme j’ai tâché de le faire voir, en évitant jusqu’ici d’user de ce terme d’école ; et, certes, on peut, chacun selon son goût, en préférer de plus naturalistes ; mais on ne saurait avancer, sans quelque ridicule, que le naturalisme, à lui seul, égale, remplisse, épuise la définition ou l’idée du roman. Si l’imitation fidèle de la nature et de la vie est sans doute l’une des fins du roman ou du théâtre, il y en a d’autres, dont l’interprétation ou l’idéalisation du monde et de la réalité en est une. De l’Assommoir à Madame Bovary, de Madame Bovary au Père Goriot ou à Eugénie Grandet, d’Eugénie Grandet à Tom Jones, de Tom Jones à Manon Lescaut, de Manon Lescaut à Gil Blas, le roman naturaliste a sa généalogie bien prouvée, ses titres d’honneur et de gloire, qu’on ne lui dispute point. Mais le roman idéaliste n’a-t-il pas aussi les siens, de la Princesse de Clèves au Doyen de Killerine, du Doyen de Killerine à Clarisse, de Clarisse à la Nouvelle Héloïse, de la Nouvelle Héloïse à Delphine, de Delphine à Indiana, d’Indiana à Sibylle ou à Monsieur de Camors ; et quel est le barbare qui les lui contestera ? Parmi les romans idéalistes, ceux de Feuillet sont et resteront au premier rang, moins éloquens peut-être, mais combien moins déclamatoires que ceux de George Sand ; plus nombreux, — ce qui est toujours quelque chose, — et surtout mieux écrits que ceux de Mme de Staël ; moins longs que ceux de Rousseau et de Richardson.
Je viens de les relire encore, et j’y ai retrouvé, non-seulement les mêmes émotions qu’autrefois, mais la même sensation d’art, si je puis ainsi dire, et surtout cette vérité d’observation ou de