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en 1885, nous le retrouverions encore dans la Morte. Mais dans ce dernier roman, dont sans doute le souvenir est encore dans toutes les mémoires, il y a quelque chose de plus : la thèse religieuse reparaît ; et puisqu’enfin c’est sur elle et d’après elle qu’il semble qu’on ait surtout jugé Feuillet, il nous faut bien en dire ici quelques mots.

« C’est une chose singulière, a-t-on dit, qu’une si belle orthodoxie dans des romans qui exhalent une telle odeur de femme ! » Nous avons essayé de montrer, et peut-être a-t-on vu comment et pourquoi la chose était moins « singulière » qu’il ne le paraît d’abord ; — ou plutôt qu’elle est logique et toute naturelle. Admettons, en effet, qu’on ait tort, et nous le croyons volontiers, démêler le monde et la religion, toujours est-il qu’ils sont mêlés, et que de refuser à l’auteur dramatique, au poète ou au romancier le droit de nous les présenter dans leur confusion, cela équivaut à lui refuser le droit de toucher, je ne dis pas à la religion, mais au monde. « Il n’y a que bien peu de sujets de conversation, s’il y en a, disait Feuillet lui-même, qui par un côté ou par un autre ne touchent à la question religieuse, laquelle, en réalité, est au fond de tout ; » et, dans les femmes surtout, les concessions qu’elles font à la mondanité n’ont jamais ou rarement altéré le fond de la croyance.

Quant au point particulier de savoir si la moralité se fonde nécessairement sur la croyance, et, en dehors du spiritualisme ou du christianisme s’il n’y a point de vertu, je commencerai, pour mieux raisonner, par faire une profession absolue d’incroyance, et je dirai alors d’autant plus librement que la question ne se décide point, comme on a l’air de se le figurer, par un simple haussement d’épaules. On l’a dit plus d’une fois, et nous ne craignons pas de le répéter : il est vrai qu’actuellement nous pouvons être, sans rien croire, ni croire à rien, honnêtes, probes, et vertueux. Mais deux choses sont également vraies : l’une, qu’il n’y a jamais eu jusqu’ici de morale qui ne s’appuyât d’une métaphysique, ou qui n’en dérivât, pour mieux dire ; et l’autre, qu’il n’y a pas d’idées qui ne se transforment tôt ou tard en principes ou en mobiles d’action. J’en ajoute une troisième : c’est que dix-huit cents ans de christianisme nous ont inoculé, pour ainsi dire, la religion, et que sans le vouloir ou sans le savoir, notre conduite se guide sur des motifs dont l’indépendance religieuse et le caractère purement scientifique ne sont rien moins que prouvés. C’en est assez pour permettre à un philosophe, et davantage encore à un romancier, de soutenir la thèse que Feuillet a soutenue dans Sibylle et dans la Morte, sans que personne ait le droit de lui reprocher son étroitesse d’esprit ou sa naïveté. Si rien n’est sans doute plus commode