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corruption, c’était « la bourgeoisie opulente » et les « classes aisées, » c’est à elles qu’il allait s’adresser. Depuis l’Histoire de Sibylle, qui parut ici même en 1862, jusqu’à la Morte, qui est de 1885, ce n’est pas à une autre lin, comme on le va voir, que presque tous ses romans allaient tendre.


II

« Les vrais conquérans sont ceux qui se modèrent : je voudrais donc que le roman, dans l’intérêt de sa gloire et même aussi de nos plaisirs, fût un peu moins ambitieux. Vous parliez tout à l’heure, monsieur, d’un chef-d’œuvre que vous nommiez à bon droit immortel ; or savez-vous, sans compter beaucoup d’autres raisons, ce qui pour moi fait que Gil Blas est vraiment un chef-d’œuvre ? C’est qu’il consent de bonne grâce à n’être qu’un roman, à nous amuser sans fatigue, à nous donner tout simplement, dans un miroir légèrement moqueur, mais lucide et fidèle, le spectacle de la vie humaine. » Ainsi parlait, le 26 mars 1863, M. Vitet, recevant, en sa qualité de directeur de l’Académie française, l’auteur de l’Histoire de Sibylle. Mais si l’usage permettait au récipiendaire de reprendre à son tour la parole, Feuillet aurait pu lui répondre : « En fait de conquérans, le croirez-vous, monsieur, j’en ai connu de toutes les manières, et je n’ai pas vu que les moins modérés, Alexandre ou Napoléon, aient passé pour les moindres. J’ai parlé de Gil Blas, mais j’ai parlé d’un autre chef-d’œuvre. Or savez-vous, sans compter beaucoup d’autres raisons, ce qui fait pour moi que l’Héloïse est un chef-d’œuvre ? C’est qu’elle ne consent pas à n’être qu’un roman, à nous amuser sans nous faire penser ; c’est que l’auteur s’y est proposé quelque chose de plus ; c’est que Saint-Preux et Julie y discutent quelques-unes des questions les plus hautes qui puissent intéresser les hommes et la société. » N’est-ce pas Feuillet qui aurait eu raison ? Quiconque écrit prend un peu charge d’âmes ; et les idées qu’un romancier croit justes, il a, je pense, autant qu’un député, le droit de les répandre, et aussi de faire servir à leur diffusion les moyens de son art.

Ai-je besoin de résumer l’Histoire de Sibylle, de rappeler ce qu’elle excita d’émotion en son temps, ce qu’elle provoqua de vives controverses ? et qu’ici même, dans cette Revue, George Sand y voulut répondre, en écrivant Mademoiselle La Quintinie ? « L’aigle puissante s’est irritée comme au jour de son premier essor, écrivait à ce propos Sainte-Beuve ; elle a fondu sur la blanche colombe, l’a enlevée jusqu’au plus haut des airs, pardessus les monts et les torrens de Savoie ; et à l’heure qu’il est, — le roman était alors en cours de publication, — elle tient sa