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A peine entrevu, à peine deviné dans ses grands traits, il faut le quitter, ce monde religieux de l’Inde. Ce soir, j’ai dit adieu à cette grande Bénarès et je suis retourné sur la rive divine du vieux Gange, où, pour la première fois, j’ai senti, dans la lumière matinale, bruire et palpiter l’innombrable vie de cette antique humanité.

J’ai renvoyé mon guide et je vague seul au bord du fleuve. La foule s’est retirée des palais et des grands escaliers pyramidaux. On entend le petit bruit de l’eau contre les marbres, de l’eau tremblante où frémit encore un peu de rose, qui maintenant meurt, fait place à des clartés pâles, à des lueurs mornes. Dans la lumière apaisée du soir, les choses ont un relief plus solide et plus dur que dans l’irradiation du matin. En face, de l’autre côté de la grande eau traînante, c’est l’étendue terne des sables stériles. Entre le désert et les hautes architectures païennes, le Gange décrit sa courbe lente.

Au hasard j’erre sur les dalles, parmi les pierres d’un temple écroulé, entre des colonnes rouges, au pied des palais grandioses. — Les dernières femmes, chargées d’amphores, passent avec lenteur et dignité. — De grands chiens maigres s’allongent sur les degrés, et çà et là, entre les chapelles de granit rose, des vaches, idoles vivantes, se reposent d’être adorées. Quelques brahmes, ayant vu disparaître le peuple des dévots, sont restés là, solitaires, accroupis sur leurs tables de pierre, deux d’entre eux murmurant avec des modulations de plain-chant les dernières prières du soir ; trois autres, silencieux en face de l’eau grise, de l’eau grise qui tremble et qui passe éternellement.

Et voici que là-haut, sur une terrasse, tonnent profondément des coups de gong, dont la vibration sourde passe en moi, et puis, une voix solitaire de trompette monte, nasillarde et stridente dans le silence vaste, gammes mineures, simplifiées et rapides, d’un timbre aigre de musette, notes plaintives, prolongées, répétées avec insistance comme une douleur que l’on s’obstine à remuer, modulations inattendues, presque fausses, qui inquiètent, qui tourmentent, rythme bizarre, musique hindoue faite pour l’âme d’une humanité différente, si triste par son étrangeté que sans la comprendre on en frissonne…

L’ombre a envahi l’espace, et là-bas la file des temples s’est perdue dans la nuit. Les trois brahmes sont encore là, accroupis, la tête baissée vers l’eau sombre.

… On entend toujours cette voix de musette…


ANDRE CHEVRILLON.