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affolés par les invasions successives, par les tyrannies, par le climat brûlant, par des siècles de souffrance. Les regards sont étranges, enfiévrés ou idiots. Un air de folie circule…

Dans le temple, sur le pavé noir, gluant de boue et de fleurs écrasées, le remous humain nous pousse au hasard, sous des colonnades, devant des puits infects où des hommes penchés cherchent anxieusement leur image, devant une statue colossale de taureau en pierre rouge, dans une vacherie sacrée où les bêtes, la bouche pleine de fleurs, les yeux béatement fermés devant l’adoration de la multitude démente, royalement, avec une paix souveraine, laissent tomber leur fiente, sur laquelle la foule tumultueuse se précipite. — Tout d’un coup, un frisson de terreur : j’ai frôlé une chose indescriptible, un être nu, uniformément grisâtre, rigide comme une pierre, un fakir couvert de cendres, qui paraît mort et ne tressaille même pas au choc, et bousculé, suffoqué, épouvanté, sans savoir comment cela s’est fait, je me retrouve dans les petites ruelles où se vendent les fleurs. On voit d’ici le flot humain couler lentement, comme une tourbe épaisse, autour de la pagode. Le portique est gardé par des brahmes mendians, vieilles têtes chenues qui hochent avec stupeur. Au-dessus d’eux, l’image peinte du seigneur de Bénarès, du dieu ascète, de Siva, qui crée et qui détruit, emblème de la Puissance qui reproduit tous les êtres et des millions de morts fait sortir les millions de vies…


3 décembre.

Après quelques jours passés dans ce monde hindou, l’esprit commence à s’emplir de sensations hindoues. Aujourd’hui, en quittant le temple de Siva, il me semble que, sous ces images diverses, je commence à démêler une impression fondamentale, comme, dans les diverses notes d’un instrument de musique, on reconnaît le même timbre.

Regardez ce vase de cuivre de Bénarès. Vous admirez le brillant du métal, le fini des ciselures ; mais ce sont là des caractères particuliers, qui n’appartiennent qu’aux vases de cuivre. En voici un autre, plus intéressant parce qu’il est très général. Ces ciselures de notre vase, que représentent-elles ? Tout d’abord, on n’en sait rien ; on n’aperçoit qu’un fouillis de lignes contournées, enlacées, confondues au hasard. Peu à peu, un enchevêtrement de formes vagues apparaît : des dieux, des génies, des poissons, des chiens, des gazelles, des fleurs, des herbes, non pas groupées d’après un motif, mais jetées là, entassées pêle-mêle, en masse confuse et vivante, semblables à ces paquets informes de boue sous-marine