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religieux de l’Asie, on le doit aux récits des pèlerins chinois. Du bouddhisme on ne sait ni quand il commence, ni quand et comment il disparaît de l’Inde. En effet, quoi de plus fou que d’étudier les sociétés, les civilisations, l’histoire de l’humanité, si humanité, sociétés, civilisations, ne sont, comme dit Amiel, que des rêves projetés par l’âme, que des flots un instant soulevés à la surface de Brahma ! Dans la pratique, aucun effort d’organisation sociale, nul groupement précis en cités ou en nations, nulle constitution définie et liée. Une fois le brahmanisme établi et le songe philosophique commencé, nulle résistance aux attaques du dehors. L’organisation civile, militaire, politique étant rudimentaire, l’Inde, incapable de forme définie, est comme une gelée de nation, vague, incohérente, impuissante, à la merci du premier conquérant venu, musulman ou anglais, que lui importe, pourvu qu’on la laisse rêver à cela qui demeure, à cela qui est véritablement et dont la connaissance affranchit de la douleur, — pourvu qu’on la laisse s’enivrer de l’Être en répétant la syllabe AUM qui donne la paix ?


2 décembre.

Ce matin, je retourne au bord du Gange. Pour comprendre l’Inde brahmanique, nul spectacle ne vaut celui de ce peuple qui vit en plein air sur la rive du fleuve sacré. C’est là qu’ils prient, qu’ils flânent, qu’ils causent, qu’ils mangent, qu’ils dorment, qu’ils meurent. Sur des litières, des malades et des agonisans sont étendus, quelques-uns venus de très loin pour finir ici. La forme même de l’être vivant se défait devant le fleuve, car on y brûle les morts. Voici les bûchers, et autour d’eux la foule est indifférente, continue à barboter, à prier, à puiser de l’eau, à laver. A dix pas du lieu sinistre, des hommes lui tournent le dos et se sèchent tranquillement, assis au soleil. Comme un acte naturel et familier, la dissolution des êtres particuliers se poursuit au sein même de la vie générale, dont elle n’est qu’un moment. Rien d’effrayant en elle. Très certainement, chez l’Hindou, le moi n’a pas cette puissance de cohésion qui nous fait croire à sa durée nécessaire, nous donne notre volonté de vivre et ne nous permet pas de penser sans horreur à l’anéantissement. Après la crémation, les parens ne répandent pas de larmes, mais ils chantent :

« N’est-ce pas folie que de vouloir trouver quelque chose qui dure chez l’homme ? N’est-il pas passager comme la bulle d’eau, fragile comme la tige d’une plante ? La terre, l’Océan et les dieux doivent périr. Pourquoi donc le monde des hommes, léger comme une écume, ne serait-il pas saisi par la mort universelle et ne passerait-il pas aussi ? »

Je le regarde se faire, cet évanouissement de la forme humaine.