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tendresse timide, la vie vague de la plante fragile qui rêve de ses boutons à venir. Shelley s’est fait terre avec la terre, fleur avec la fleur, ruisseau avec le ruisseau. Il s’est projeté dans toutes les formes, sa poésie est un reflet mouvant de la nature mouvante. Le sentiment durable sur lequel s’assoit une personnalité en est absent, et chez lui la sensation du moi est réduite à un minimum. A tous momens, il parle de cette extase dans laquelle on ne fait plus qu’un avec l’objet contemplé. Son âme n’est point distincte, isolée dans la nature, mais s’y éparpille toute. Par suite, toutes les formes de la nature lui apparaissent comme animées et vivantes, capables de sensation et de plus toujours en mouvement, toujours changeantes, toujours transformées. La sensation de la Vie, de la Vie à la fois une et multiple, voilà ce qu’exprime sa poésie. Au fond de l’univers il perçoit une âme, une âme dont nous sommes les pensées, dans laquelle la mort nous absorbe, qui tressaille dans le ver de terre et dans l’étoile, une âme dont la nature est le vêtement mystique, cachée sous les choses visibles et qu’à de rares minutes nous voyons luire à travers les formes belles et nobles comme une flamme pâle à l’intérieur d’un vase d’albâtre translucide. Qu’on relise ce Prométhée déchaîné, où tous les êtres s’unissent en chœur, et surtout l’étonnant dialogue de la Terre et de la Lune, et que l’on dise s’il n’a pas été ivre de la vie universelle éternellement jaillissante, circulant à travers toutes les choses, s’il n’a pas été transporté par la vision du Brahma vivant déployé au dehors dans les sons, le parfums et les couleurs.— Il n’a pas été au-delà. Il n’a pas aperçu le Brahma neutre, l’inqualifîé, l’immobile. Des deux étapes de l’intelligence et de la sensibilité hindoue, il n’a parcouru que la première. Il a connu le rêve, l’allégresse, l’extase des poètes védiques, il n’est pas allé jusqu’à l’inertie des gymnosophistes. Il lut panthéiste, mais d’un panthéisme joyeux, et il est resté sain et vaillant.

Amiel est un cas plus complet. Il a pénétré sous le Brahma vivant, il s’est engourdi dans l’immobilité du brahme « affranchi, » et chez lui l’aptitude au rêve et à la spéculation, la paralysie de la volonté, ont justement eu pour point de départ la faculté plastique que nous avons aperçue à l’origine du panthéisme hindou. « Mon esprit, dit-il, est le cadre vide d’un millier d’images effacées. Il est sans matière, il n’est plus que forme. Rentrer dans ma peau m’a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. Je me suis apparu comme boîte à phénomènes, comme sujet sans individualité déterminée, et par conséquent ne me résignant qu’avec effort à jouer le rôle d’un particulier inscrit dans l’état civil d’une certaine ville et d’un certain pays. » De cette sensation habituelle à ne voir dans l’univers qu’un songe brumeux où roulent les