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accumulent « l’eau, le ciel, la terre, l’éther, le feu, les oiseaux, les herbes, les arbres, les vers, les mites, les fourmis, les pensées, les abstractions, les Védas, » c’est que toutes les choses se confondent dans le tourbillon universel. Comme ces vapeurs exhalées du sol, de la mer, des animaux, des plantes, et qui, tout à l’heure, faisaient partie du sol, de la mer, des animaux, des plantes, se pénètrent, s’élèvent, s’illuminent dans l’éther, flottent, courent à travers l’espace, se refroidissent, retombent et redeviennent au hasard sol, mer, animaux, plantes, ainsi s’unissent et se séparent les choses que nous croyons distinctes. « Le sacrificateur, étant devenu air, devient fumée ; étant devenu fumée, il devient brouillard ; étant devenu brouillard, il devient nuage et tombe en pluie. Puis il revient dans la vie comme blé, comme riz, comme herbe, comme arbre, comme sésame et comme millet. »

Entre cette vue et le panthéisme, il n’y a qu’un pas, et ils y arrivent de deux façons. Puisque toutes les formes passent et ne font qu’apparaître, elles sont illusoires. Qualités, manières d’être, retranchons-les, que reste-t-il ? Rien, disent les bouddhistes, Nada ; le monde n’est pas, il n’y a de réel que le néant. — Cela qui est, disent les brahmes orthodoxes, cela qui est et dont on ne peut rien dire, sinon : Il est, le tal, vide de toute qualité, qui n’est ni ceci, ni cela, ni cause, ni effet ; bref, le Brahma neutre, indéterminé, indéveloppé, « qui ne pense pas, qui ne veut pas, qui ne voit pas, qui ne sait pas, » l’Etre pur et abstrait. A la surface de ce Brahma neutre qu’on atteint par la pensée pure est le Brahma masculin, déjà vivant, tangible et coloré. Car, après avoir considéré la substance unique qui se cache sous le tourbillon des formes, on peut considérer la force qui organise et maintient ce tourbillon. Puisque tout est mouvement dans le monde, il y a une puissance qui dirige ce mouvement. Puisque le monde n’est pas inerte à la façon d’une pierre, mais vivant à la façon d’un arbre[1], c’est qu’une âme le soutient et le développe. Cette âme est Brahma, le germe universel, le « moi vivant et incarné. » Puisqu’il est vivant, il est qualifié, il ne se confond pas avec le Brahma neutre dont il n’est que la première manifestation, il est Brahma, mais Brahma déjà voilé par l’illusoire Maya, Brahma assujetti au temps. « Il y a deux formes de Brahma : celui qui connaît le temps et celui qui ne connaît pas le temps : celui qui connaît le temps a des parties. Le temps mûrit et dissout tous les êtres dans le grand moi, l’âme vivante, mais celui qui sait en quoi le temps lui-même s’absorbe, celui-là comprend les Védas. »

  1. Métaphore favorite des Brahmes. Souvent le monde n’est désigné que par ce mot : l’arbre.