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chapelles, les rues étroites, battues par les pieds nus de la foule asiatique. Il est difficile de concevoir qu’en ce moment, dans cette nuit sonore, le fleuve solitaire chuchote et se froisse obscurément aux degrés de pierre que la foule a laissés. Il n’y a plus personne devant la grande eau. Les deux cent cinquante mille habitans de Bénarès, ayant quitté les rues, sont étendus sur leurs nattes. Les brahmes se reposent des cérémonies rituelles. Les deux mille cinquante-quatre temples sont vides et les rayons lunaires éclairent les chapelles innombrables, les Ganeshs, les lingams, les places désertes où les taureaux de bronze et les vieilles idoles sont abandonnés. Oui, il est difficile de croire que tout cela existe en ce moment, fleuve, palais, peuple, idoles, posé sur un point d’un vaste globe qui mesure dix-huit cents lieues de rayon, couvert en bien des endroits d’autres moisissures humaines, et que ce globe, baigné de l’autre côté dans la lumière du soleil, ici dans la pâle clarté de cet astre doux, tourne très vite et silencieusement dans l’espace…


… J’ai sous les yeux deux images achetées ce matin dans une échoppe. Cela est très enfantin, à la fois grossier et fini avec beaucoup de soin. La peinture, épaisse, a été appliquée sur une couche de plâtre qui enduit le papier. Les personnages sont vus de profil, mais les yeux regardent de face, comme dans les vieilles peintures murales d’Egypte.

La première représente un brahme bienheureux. Accroupi à terre, le corps nu jusqu’au bas du ventre, la poitrine grasse et molle, les mains jointes sur les jambes croisées, son rosaire au cou, ceint du fil des deux fois nés, il regarde la terre. Le crâne est rasé ; le front pesamment penché, rayé de trois traits horizontaux ; la moustache blanche, épaisse, les yeux demi-clos. Rien d’oriental dans cette figure, qui pourrait être celle d’un professeur allemand. Seulement le développement du crâne est énorme et l’expression d’immobilité frappante. Il semble que cet homme rêve ainsi depuis très longtemps, indifférent aux agitations extérieures, et qu’il ne se relèvera jamais. Tout autour, de vagues étendues vertes qui finissent au loin dans la rougeur du ciel. L’homme est seul dans l’immensité de la campagne.

La seconde image est plus belle, enluminée de rouge et d’or. Un brahme repose sous les palmes d’une forêt, les jambes repliées sur un tapis et drapées dans un pagne jaune, plus gras encore que le premier, gras comme lui d’une chair inerte et molle, le ventre blanc arrondi en bourrelets étages. La figure, moins morne, n’est pas appesantie par la méditation, mais éclairée d’une béatitude sereine. Un des bras nus disparaît dans le sac rouge où les doigts font les figures sacrées ; l’autre main serre délicatement, entre