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tremblent, la cithare dévide toujours sa phrase mélancolique et grêle, et les heures s’enfuient… Jouissance analogue à la nôtre quand nous suivons le développement facile et lent d’une fumée bleue de cigarette ou bien une procession régulière de nuages blancs dans la lumière du ciel tiède. Le moi se défait alors, s’éparpille dans les choses ; il n’y a plus rien en lui que le scintillement rythmique de ces pierreries, que l’ondoiement doux de cette fumée, que la molle et splendide montée de ces nuages.

Voilà un pauvre essai d’explication. Des ressemblances extérieures avec nos façons d’être ne nous disent pas ce qui se passe à l’intérieur de ces âmes. Quel effort de l’intelligence et de la sympathie nous fera comprendre le fait suivant ? Le 15 juillet 1857, Nana-Sahib donna l’ordre de massacrer les captifs anglais. Les hommes ayant été fusillés sur la grand’route, les femmes et les enfans furent entassés dans un bungalow et on tira des coups de fusil par les fenêtres. Au bout d’une heure, comme on n’entendait plus de cris à l’intérieur, Nana fit enlever les morts et les mourans, et pêle-mêle on les jeta, on les tassa dans un grand puits. Le soir, Nana se commanda un nautch. Accroupi sur un sofa, il passa la nuit à s’emplir les yeux du mouvement serpentin et silencieux de quatre danseuses.


Je ne suis pas allé voir ce nautch, qui décidément est d’un prix inabordable. Et puis la curiosité était émoussée. Je passe donc cette soirée à l’hôtel, sous la vérandah, allongé dans une longue chaise hindoue ; mon boy s’est étendu à terre, enroulé dans sa couverture. — Que cette nuit est calme et splendide, élargie par la clarté de la lune qui filtre à travers les épaisseurs vertes des palmes et projette, courtes et précises, les ombres de toutes les plantes ! Très haut, deux petits nuages d’argent reposent seuls, et quelquefois un cri grêle, solitaire, d’insecte rend plus profond le silence.

Dans la fumée lente du tabac d’Egypte ondoient bien des choses entrevues dans cette journée, bien des images encore précises, mais qui doivent aller se décolorant, disparaître dans le passé, tomber dans ce qui n’est plus. Dans la paix nocturne de ce jardin désert, après toute la fatigante lumière de la journée, après tout le tumulte de la multitude asiatique, comme on retrouverait facilement la rêverie des anciens brahmes ! Ce monde bruyant, ces visions lumineuses qui viennent de se suivre pendant dix-huit heures, comme tout cela paraît un songe, un songe agité, dont on se réveille pour se trouver tranquille et si seul dans le silence de cette vaste nuit ! Un songe, le vaste fleuve qui coulait ce matin éclatant et bourbeux au pied des architectures roses ; un songe, la multitude noire et blanche qui fourmillait sur la rive, la végétation des temples et des