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après que l’oreille a cessé de les percevoir, la beauté parfaite ébranle encore les cœurs bien des siècles après qu’elle s’est évanouie. Les figures périssables qu’elle animait autrefois restent gravées en traits distincts dans la mémoire de la postérité ; elles conservent, de l’empire qu’elles exerçaient jadis, le pouvoir de s’imposer à l’imagination des hommes et d’incarner leurs rêves ; et, comme l’émotion esthétique ne naît jamais seule, elles éveillent aussitôt dans l’âme qu’elles visitent les deux sentimens qui ont créé toute la légende religieuse et poétique de l’humanité, celui du mystère et celui de l’infini.

Un autre avantage pour la reine Louise est d’avoir, de son vivant, fort peu agi. S’être trop appliqué à la réalité, avoir trop participé au gouvernement, qui est la chose pratique par excellence, est une mauvaise condition pour revivre dans l’imagination populaire. Un peu d’inconnu et de pénombre est indispensable pour qu’une auréole de fables puisse se former autour de la tête d’un héros. Or, malgré l’influence qu’elle exerça sur les destinées de son pays, la reine Louise, je l’ai marqué plus haut, n’eut rien de la femme politique en ce sens que, si elle inspira souvent, elle ne gouverna jamais.

Mais ces causes ne suffiraient pas à expliquer la consécration qu’elle reçoit de nos jours. L’humanité n’accorde pas à si bon compte sa sympathie. Pour l’obtenir, une condition assez rare est obligatoire : avoir pratiqué le culte de l’idéal sous l’une des formes variées que comporte la religion des belles âmes.

La reine Louise n’y a pas manqué. Elle a servi l’idéal quand, au lendemain d’Iéna, elle créa en elle l’idée de la patrie ; car ce fut là, je le rappelle, une création originale de sa grande âme. Elle l’a servi plus utilement encore quand, de Memel, elle donnait à tous l’exemple de la persévérance dans l’effort, de l’opiniâtreté dans l’espérance, de la foi dans l’avenir, et que, sauvant au fond de son cœur, ainsi qu’en un sanctuaire inviolable, une tradition nationale de plusieurs siècles, elle représentait seule les vertus d’honneur, de devoir et de courage de la race germanique, momentanément abolies dans tout son peuple. Bien plus, elle a été en contact, ne serait-ce qu’un instant, avec l’infini, le jour où, sur l’appel du roi, elle se rendit à Tilsit comme elle eût marché, victime expiatoire, à un sacrifice ; car il n’est pas de relation plus immédiate de la vie finie à la vie infinie que le sacrifice, c’est-à-dire la personne humaine volontairement immolée, l’oubli absolu de soi pour un objet supérieur. C’est en se dévouant ce jour-là au salut de son royaume qu’elle fonda vraiment la légende qui éclôt aujourd’hui.