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lendemain, dans un spasme, elle expira. Elle avait trente-quatre ans. Mourir sans avoir abordé aux terres promises ni même les avoir saluées de loin, — cette dérision suprême de la fortune cruelle était le dernier coup réservé à la reine Louise : elle disparaissait à l’heure où son rêve allait se réaliser, à la veille de Moscou, de Leipzig, de Waterloo.


V

A la nouvelle de sa mort, un souffle, un tressaillement passa sur les pays germaniques, comme si son âme, devenue libre, sortait des étroites limites où la défaite avait confiné son essor et prenait possession d’un domaine où Napoléon n’avait plus de prise, celui des consciences de tout le peuple allemand. Aux jours de la revanche, Arndt et Kœrner l’invoquèrent dans leurs chants belliqueux ; son image sembla flotter encore en tête des régimens prussiens franchissant le Rhin, et, le 30 mars 1814, le premier cri de Blücher découvrant Paris des hauteurs de Montmartre fut : « Enfin, la reine Louise est vengée ! »

Puis l’oubli s’étendit sur elle. Après l’avoir sincèrement pleurée, le roi, qui vécut vieux, convola en secondes noces, et nul n’éveilla plus le souvenir de l’infortunée souveraine.

A l’apothéose tardive qu’on lui décerne aujourd’hui, des causes très diverses ont coopéré.

Il a fallu d’abord un concours singulier de mémorables événemens : la suprématie de la Prusse a été fondée et l’empire d’Allemagne restauré par le propre fils de celle qui avait vu sa patrie vaincue à Iéna et démembrée à Tilsit.

Là est la raison première, la raison véritable et profonde du mouvement qui, de nos jours, porte les esprits à idéaliser la reine Louise. Une légende est nécessaire aux origines de la grande œuvre nationale où les Hohenzollern ont attaché leur nom, parce qu’il n’est pas d’exemple d’une grande fondation qui n’ait une légende à son début, et parce qu’il n’est pas de peuple qui, plus que le peuple allemand, ait subordonné sa narration historique à sa tradition poétique.

Le même instinct qui dans l’épopée germanique a toujours attribué aux femmes un rôle actif et prépondérant, voulait aussi qu’une femme présidât au cycle glorieux des derniers Hohenzollern. A cet égard, l’incomparable beauté physique de la reine Louise la servait merveilleusement et la désignait d’avance, pour ainsi dire, à la résurrection légendaire. C’est qu’en effet, pour les personnages qui traversèrent la scène de l’histoire, les dons extérieurs quand ils sont portés à un degré éminent ne sont pas une vaine parure. Semblable aux sons harmonieux que la pensée prolonge et écoute