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marge. Il s’attachait principalement à lui montrer, dans le cours-des âges, les peuples courageux survivant aux pires désastres et trouvant dans leurs défaites mêmes le principe d’une grandeur nouvelle ; il convoquait à son aide les exemples et les arrêts de l’histoire pour lui prouver qu’une société est toujours telle que la font les millions de volontés individuelles qui s’exercent dans son. sein, forte ou avilie, prospère ou misérable, selon qu’elles sont énergiques ou lâches, et qu’en un sens donc une nation crée elle-même ses destinées. Ou bien elle le consultait sur la méthode à suivre pour élever ses fils. Leur éducation, qui l’intéressait fort peu autrefois, était devenue son plus cher souci. Puisque le défaut de sérieux avait attiré sur la génération présente de si épouvantables malheurs, elle voulait avant tout donner à ses enfans. les qualités du caractère et de la conscience. Son rêve était qu’on pût dire d’elle dans l’avenir : « Elle a donné le jour à des hommes dignes de régner sur la Prusse. » Stein la confirmait dans cette façon de comprendre sa mission éducatrice, car il pensait aussi que les qualités morales étaient seules précieuses à l’heure actuelle, et qu’il importait plus de préparer à la patrie des âmes que des intelligences. Et tandis que ces deux esprits se communiquaient leur flamme, quelque chose déjà de leur chaleur se propageait au dehors, et l’œuvre de la résurrection allemande germait obscurément.

La formation du Tugendbund en fut le premier symptôme. Cette idée d’une immense association qui réunirait tous les citoyens dans la continuelle pensée et dans le secret effort de la revanche, fut accueillie avec enthousiasme par la reine. Elle eut le pressentiment immédiat de ce qui allait en sortir de grand et de fortifiant pour l’Allemagne, et quand elle vit, dès les premiers temps, l’empressement de tous, nobles et artisans, bourgeois et militaires, professeurs et étudians à s’y enrôler, elle tressaillit d’allégresse. Très secrètement, avec toute la discrétion que lui imposaient son rang et les circonstances, elle s’institua la protectrice du Bund. Comme toujours, c’était auprès du roi qu’elle avait le plus à faire. Le malheureux Frédéric-Guillaume, qui croyait continuellement voir rôder autour de lui les espions de la police impériale, éprouvait une sorte de terreur dès qu’on lui parlait du Tugendbund. Elle parvint pourtant à lui arracher une approbation formelle des statuts, et même à obtenir l’envoi de quelque argent à la caisse de la société. Elle se fit ainsi l’âme silencieuse et cachée de cette vaste conspiration de patriotisme qui, de proche en proche, gagna bientôt tous les pays germaniques.

Sous l’impression des nouvelles qui lui venaient de toute part,