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impérial l’avaient traitée de façon plus dure encore. Enfin l’empereur lui-même, publiquement, à tout propos, avait parlé d’elle et de son culte pour Alexandre avec des plaisanteries de corps-de-garde. Chacune de ces attaques avait profondément blessé la reine, et tant de griefs personnels, ajoutés aux malheurs publics, avaient exaspéré sa souffrance.

Elle partit donc pour Tilsit, l’âme triste jusqu’à la mort, convaincue qu’elle marchait à un sacrifice, mais persuadée qu’une expiation était nécessaire au salut de son peuple et qu’il était juste qu’elle en fût la victime.

Si, à distance, ces sentimens pouvaient paraître exagérés, qu’importe ? L’impression de la souffrance est absolue pour celui qui l’endure, et la conscience de chacun est la seule mesure de ses émotions.

Le 6 juillet, dans l’après-midi, comme elle entrait à peine dans la petite ville lithuanienne où se tranchaient alors les destinées du monde, on introduisit soudain auprès d’elle l’empereur Napoléon. Elle lui adressa d’abord quelques paroles banales, car elle était très émue.

Mais, se reprenant bientôt, elle parla de l’objet de son voyage, qui était d’obtenir pour la Prusse une paix acceptable. « Comment, lui dit-il, avez-vous osé me déclarer la guerre ? » Elle repartit avec dignité : « Sire, la gloire du grand Frédéric nous a trompés : elle était si illustre, que cette erreur nous était bien permise. »

Alors elle sollicita la restitution de la Silésie, de la Westphalie et de Magdebourg. Il protesta qu’une pareille demande était immodérée, insensée, qu’il y songerait pourtant ; puis, détournant l’entretien, il lui fit compliment du goût de sa toilette et palpa, en s’informant du tissu, l’étoffe soyeuse de sa robe. Elle l’interrompit d’un geste un peu hautain : « Sire, parlerons-nous chiffons dans un moment aussi solennel ? » Les larmes lui montaient aux yeux.

Le soir venu, elle dîna, en grande cérémonie, entre l’empereur Alexandre et Napoléon. Celui-ci s’évertua pendant tout le repas à se montrer aimable. Certes, il était capable quand il le voulait d’exercer une puissante attraction, car il possédait au plus haut degré la chaleur entraînante et communicative du langage ; mais la qualité première du charme, le tact, lui manquait ; il savait subjuguer les âmes, il ne les séduisait pas. Ce soir-là, pendant la première partie du repas, il ne cessa de raconter en riant à ses convives les incidens, les moins flatteurs pour leur amour-propre, de la campagne qu’il venait de mener contre eux, trouvant plaisant par exemple de rappeler à la reine que, le jour d’iéna, elle avait bien failli être prise par les hussards de Murat[1].

  1. On lit dans les Mémoires de Ségur (III, chap. III) au récit de la bataille d’Iéna : « Quand j’annonçai à l’empereur que nous avions failli prendre la reine, sa voix s’anima en me répondant : C’eût été justice ! Elle l’avait bien mérité. C’est elle qui est la cause de la guerre ! .. »