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maussade au contraire, le teint brouillé, l’aspect lamentable, récriminant sur le passé ou cherchant maladroitement à s’en justifier, il négociait en vain depuis dix jours pour disputer les lambeaux de son royaume à la conquête.

L’énormité des sacrifices qu’on exigeait de lui et l’attitude impassible de Napoléon à son égard l’avaient jeté dans une de ces crises de prostration où l’infortuné souverain perdait jusqu’au sentiment de sa dignité. Le voyant en si fâcheux état, le comte de Kalkreuth eut l’idée d’appeler la reine à Tilsit ; elle seule, pensait-il, pouvait, dans cette conjoncture suprême, sauver la situation : elle relèverait le moral de son époux, elle rappellerait au tsar les sermons de Potsdam, elle intercéderait enfin auprès de Napoléon, et le grand charme qui était en elle, — ce charme de séduction auquel nul encore n’avait résisté, — agirait peut-être sur l’âme du vainqueur.

Quand elle reçut, à Memel, la lettre par laquelle le roi la suppliait d’accourir à Tilsit, elle devint toute pâle, chancela et s’effondra en sanglots. Les personnes qui étaient là crurent qu’elle venait d’apprendre quelque catastrophe nouvelle.

Napoléon lui inspirait, en effet, une telle horreur que la pensée d’aller l’affronter, de se présenter suppliante devant lui la bouleversait jusqu’au fond de l’être. Dans le vainqueur d’Iéna, ce n’était pas seulement le fléau de sa patrie qu’elle détestait, c’était aussi l’homme qui depuis deux ans l’avait elle-même si cruellement insultée. L’une des faiblesses de Napoléon était de couvrir de calomnies et d’outrages les adversaires dont le patriotisme lui faisait obstacle. Ni des hommes d’État tels qu’Hardenberg et Cobentzel, ni des femmes telles que l’impératrice d’Autriche et la duchesse de Saxe-Weimar n’avaient trouvé grâce devant lui. Mais à l’égard de la reine Louise, ses insultes avaient été particulièrement violentes. Dès l’entrée en campagne, le premier Bulletin de la Grande-Armée l’avait dénoncée à la France et à l’Europe comme l’auteur responsable de la guerre : «… La reine de Prusse est à l’armée, habillée en amazone, portant l’uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt lettres par jour pour exciter de toute part l’incendie. Il semble voir Armide, dans son égarement, mettant le feu à son propre palais, etc. » Presque chaque jour, les Bulletins suivans l’avaient reprise à partie, passant tour à tour de l’invective à la dérision, tantôt faisant d’elle, comme la Cléopâtre du poète latin, une sorte de fatale monstrum funeste au genre humain, tantôt raillant la frivolité de son esprit, ses goûts romanesques et le désordre où l’on avait trouvé, à Charlottenbourg, les papiers d’État et les portraits du tsar mêlés, dans ses tiroirs, aux chiffons et aux dentelles parfumées. Forçant le ton, les journaux à la solde du quartier