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presque mourante pour Memel, la dernière ville de la Vieille-Prusse, aux confins de la Lithuanie russe : on croyait qu’elle succomberait en route. Ce fut, en effet, durant trois jours et trois nuits, un voyage lamentable, le long de lagunes gelées, sous le vent glacial de la Baltique, dans une continuelle tourmente de neige. Un soir, la malheureuse reine n’eut d’autre abri qu’une hutte abandonnée sans porte, sans fenêtre et sans feu. Un miracle si elle respirait encore en arrivant à Memel !

A peine convalescente, elle poursuivit le rôle qu’elle s’était assigné désormais, celui de ne pas désespérer.

La petite ville de Memel offrit alors un spectacle d’une rare grandeur morale. Une pâle et faible femme portait dans son cœur la conscience nationale de tout un peuple. Jamais la patrie prussienne n’avait été aussi réduite : jusqu’au-delà de la Vistule elle était envahie et soumise ; à peine entre le Niémen et la Baltique une mince lisière de territoire échappait à la conquête. Et pourtant, en un sens, jamais elle n’avait été plus grande ; car jamais elle n’avait encore évoqué dans une âme allemande une vision aussi haute.

Depuis près d’un demi-siècle, sous l’influence de l’école philosophique et littéraire qui fonda la supériorité de l’Allemagne dans l’ordre intellectuel, l’idée de la patrie s’était abolie : un humanitarisme vague s’y était substitué. Herder avait flétri les sentimens patriotiques comme « indignes de citoyens du monde. » — « Vous seriez fous, Allemands, de prétendre former une nation, s’écriait Schiller. Contentez-vous d’être hommes. » Et Goethe écrivait : « Le patriotisme, que Dieu nous en préserve ! »

Si les esprits supérieurs pensaient ainsi et l’élite de la société avec eux, la masse du pays, incapable de transcendance, était tombée à la plus profonde apathie politique et au plus bas égoïsme. Indifférente à la triste équipée de 1792, elle avait salué avec joie l’humiliante paix de Bâle. Et maintenant elle assistait sans tressaillir aux désastres inouïs de la monarchie, à cet effondrement subit de tout l’état ; elle acceptait sans révolte, sans explosion de douleur ni de colère, la domination étrangère et accueillait tranquillement les vainqueurs[1].

Ce fut donc par une inspiration subite et spontanée que la reine Louise, devançant les temps marqués pour le réveil de l’esprit national, conçut dans son âme l’idée sublime de la patrie. Elle avait

  1. La Prusse était moralement si atteinte que, à part Humboldt, elle a dû chercher hors de son sein les hommes qui l’ont relevée après Tilsit : Stein était Nassovien et Scharnhorst Hanovrien. De même elle n’a fourni personne à la brillante pléiade des créateurs du patriotisme allemand : Fichte et Koerner étaient Saxons ; Niebuhr, Holsteinois ; Savigny, Hessois ; Arndt, Suédois de RQgen ; Uhland, Wurtembergeois ; Rückert, Bavarois, etc.